Conclusions de l'avocat général
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1 . L' affaire qui vous est soumise aujourd' hui, à la suite d' une question préjudicielle posée par la High Court de Dublin, porte sur l' un des aspects les plus délicats de l' identité culturelle . Et l' importance de votre réponse, ses conséquences pour les États membres ainsi que pour la diversité de la Communauté tout entière sont trop évidentes pour qu' il soit nécessaire de s' y appesantir . C' est, en effet, la compétence de l' État de protéger et de promouvoir l' usage d' une langue à dimension nationale qui est ici en cause .
2 . Les faits sont les suivants . Mme Groener, demanderesse au principal, de nationalité néerlandaise, enseigne la peinture, depuis septembre 1982, en qualité de professeur à temps partiel au College of Marketing and Design, à Dublin . Cet établissement est sous tutelle de la City of Dublin Vocational Education Committee, institution publique chargée de l' administration des enseignements professionnels subventionnés par l' État dans la région de Dublin . En juillet 1984, Mme Groener a passé un concours en vue de l' obtention d' un poste de professeur à titre permanent . Elle a réussi ce concours, mais elle a échoué à l' examen spécial d' irlandais . En effet, une circulaire 28/79 du ministre de l' Éducation irlandais oblige les candidats à des postes permanents de maître-assistant, de chargé de cours ou de maître de conférences à la ville de Dublin ou auprès de toute autre commission d' enseignement professionnel, à apporter la preuve de leur connaissance de la langue irlandaise . Cette preuve résulte soit de la production d' un certificat (" An Ceard-Teastas Gaeilge "), soit de la réussite à un examen spécial de langue irlandaise . Il n' est pas contesté que le poste en cause relevait de l' application de cette circulaire .
3 . Mme Groener a contesté le refus de sa nomination devant les juridictions irlandaises . Elle a soutenu que la circulaire 28/79 était incompatible avec les dispositions de l' article 48 du traité CEE et de l' article 3 du règlement n° 1612/68 du Conseil relatif à la libre circulation des travailleurs à l' intérieur de la Communauté ( ci-après "règlement ") ( 1 ), qui prohibent les discriminations à l' encontre des ressortissants communautaires .
4 . La High Court de Dublin vous a, en conséquence, posé un ensemble de questions préjudicielles visant, en substance, à ce que vous vous prononciez sur la compatibilité avec les articles 48 du traité et 3 du règlement d' une disposition nationale exigeant la connaissance d' une des langues officielles d' un État pour un emploi d' enseignant à titre permanent, dès lors que, selon le juge a quo, la connaissance de cette langue n' est pas, en fait, nécessaire pour l' accomplissement de la fonction .
5 . La mesure administrative litigieuse est indistinctement applicable aux ressortissants nationaux et communautaires . Toutefois, il faut rappeler que votre jurisprudence, de manière générale, ne prend pas seulement en considération l' existence de discriminations directes, mais s' attache également à déceler, derrière l' apparence juridique d' une disposition indistinctement applicable, l' existence de discriminations de fait qui résultent des circonstances particulières du domaine en cause .
6 . Ainsi, en matière de libre circulation des travailleurs, vous avez déclaré, lors d' une affaire portant sur l' interprétation du règlement n° 14O8/71 du Conseil, du 14 juin 1971 ( 2 ), que les conditions d' accès ou de maintien de droits aux prestations seraient contraires au droit communautaire si ces conditions
"étaient définies de telle façon qu' en fait elles ne pourraient être remplies que par les nationaux ou si les conditions de déchéance ou de suspension du droit étaient définies de telle façon qu' en fait elles seraient plus facilement réalisées dans le chef des ressortissants d' autres États membres que dans celui des ressortissants de l' État dont relève l' institution compétente" ( 3 ).
7 . Dans le domaine voisin de la libre prestation de services, vous avez rappelé que les articles 59 et 6O, alinéa 3, du traité CEE
"prohibent non seulement les discriminations ouvertes fondées sur la nationalité du prestataire, mais encore toutes les formes dissimulées de discrimination qui, bien que fondées sur des critères en apparence neutres, aboutissent en fait au même résultat" ( 4 ).
8 . C' est en conformité avec ce principe général que le règlement, dans son cinquième considérant, déclare que l' égalité de traitement doit être assurée en fait et en droit et que son article 3, paragraphe 1, deuxième tiret, prohibe les dispositions qui, "bien qu' applicables sans acception de nationalité, ont pour but ou effet exclusif ou principal d' écarter les ressortissants des autres États membres de l' emploi offert ".
9 . Toutefois, l' alinéa suivant exclut l' application de cette disposition pour les "conditions relatives aux connaissances linguistiques requises en raison de la nature de l' emploi à pourvoir ".
1O . Cette notion de "nature de l' emploi à pourvoir" apparaît ici fondamentale . Elle détermine, en effet, l' étendue de l' exception ainsi créée au principe général de non-discrimination que connaît le droit communautaire . Dès lors, une telle notion doit être interprétée de façon restrictive .
11 . Deux éléments paraissent devoir être requis pour la mise en oeuvre de cette exception . D' une part, l' exigence linguistique doit répondre à un objectif, d' autre part, elle doit être strictement nécessaire pour l' atteindre . On reconnaît ici le principe de proportionnalité que votre jurisprudence applique de manière générale dès lors qu' il s' agit d' admettre des restrictions aux libertés garanties par le traité . C' est donc à la lumière de ce principe qu' il conviendra de déterminer les emplois dont la nature peut justifier une exigence de connaissance linguistique . Le principe de proportionnalité pourrait ainsi conduire votre Cour, si elle en était saisie, à déclarer incompatibles des mesures nationales instituant des exigences linguistiques étendues à des emplois pour lesquels elles ne sont pas strictement nécessaires .
12 . L' ordonnance préjudicielle pose trois questions qui portent, tout d' abord, sur l' existence éventuelle d' une discrimination de fait, ensuite, sur la notion d' emploi dont la nature requiert des connaissances linguistiques, enfin, sur la notion d' ordre public .
13 . Il apparaît logique de répondre d' abord à la seconde question sur le point de savoir si un poste d' enseignant de peinture est un emploi dont la nature requiert des connaissances linguistiques, puisque, si vous apportez une réponse positive à cette question, l' existence éventuelle d' une discrimination de fait devient dès lors inopérante . Plus généralement, comme l' observe la Commission, s' il n' y a pas discrimination, il n' y a pas lieu d' invoquer la notion d' ordre public ( 5 ). Cette conclusion s' impose également en cas de discrimination de fait inopérante .
14 . Votre jurisprudence ne s' est pas encore penchée sur ces difficultés . L' unique arrêt rendu sur l' interprétation de l' article 3 du règlement ne concerne pas les conditions relatives aux connaissances linguistiques ( 6 ). La question est donc pour vous nouvelle .
15 . Rappelons les circonstances de l' espèce . L' irlandais est la langue nationale et la première langue constitutionnelle de l' Irlande . L' anglais est la seconde langue constitutionnelle . Selon l' ordonnance de renvoi préjudiciel, 33,6 % de la population de cet État déclarent parler couramment la langue irlandaise . Depuis les années 50, le gouvernement de l' Irlande poursuit activement les objectifs de sauvegarde et de restauration de la langue irlandaise, comme en témoignent la création en 1956 d' un ministère d' État chargé d' encourager l' expansion de l' irlandais comme langue vernaculaire ainsi que la circulaire ministérielle de 1979 qui est en cause dans la présente affaire . Le gouvernement irlandais, dans ses observations, a amplement développé le détail de l' action de longue haleine entreprise pour la sauvegarde de la langue irlandaise . Il semble toutefois qu' au sein du College of Marketing and Design de Dublin la plupart des professeurs et des étudiants s' expriment habituellement en anglais . Mme Groener fait valoir que les fonctions à temps plein auxquelles elle désire accéder ne diffèrent pas sensiblement de celles à titre temporaire qu' elle exerce sans avoir la connaissance de la langue irlandaise .
16 . Il ne nous paraît pas nécessaire, toutefois, d' entrer dans une analyse complexe pour savoir si, en fait, l' ignorance de l' irlandais est de nature à susciter des difficultés dans le bon développement de l' enseignement en cause . En effet, et nous sommes ici au coeur du débat, il s' agit de tracer la ligne qui sépare les compétences communautaires et celles des États, et de considérer si la défense et la promotion d' une langue peuvent ou non être poursuivies eu égard aux exigences du droit communautaire . Le règlement a tenté de concilier ces impératifs, apparemment contraires, en excluant du champ d' application du principe de non-discrimination les conditions relatives aux connaissances linguistiques, dès lors que la nature de l' emploi à pourvoir requiert de telles connaissances . La volonté d' un État de promouvoir une de ses langues peut-elle être, à cet égard, prise en considération?
17 . Cette question n' a pas échappé aux préoccupations des institutions communautaires . Le Parlement européen a adopté, le 16 octobre 1981, une résolution sur une charte communautaire des langues et cultures régionales, et sur une charte des minorités ethniques et, le 3O octobre 1987, une résolution sur les langues et cultures des minorités régionales et ethniques dans la Communauté européenne sur le rapport de M . K