CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE A.P., GARÇON ET NICOT c. FRANCE
(Requêtes nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13)
ARRÊT
STRASBOURG
6 avril 2017
DÉFINITIF
06/07/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A.P., Garçon et Nicot c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Yonko Grozev,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 et 28 février 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 79885/12, 52471/13 et 52596/13) dirigées contre la République française et dont des ressortissants de cet État, A.P. (« le premier requérant »), Émile Garçon (« le deuxième requérant ») et Stéphane Nicot (« le troisième requérant ») (« les requérants »), ont saisi la Cour les 5 décembre 2012 (quant au premier requérant) et 13 août 2013 (quant aux deux autres requérants) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de l’identité formulée par le premier requérant (article 47 § 4 du règlement).
2. Le premier requérant est représenté devant la Cour par la SCP Gatineau-Fattaccini, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Les deux autres requérants sont représentés devant la Cour par la SCP Thouin-Palat & Boucard, avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et par Mes Julien Fournier et Emmanuel Pierrat, avocats à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, Directeur des Affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants, qui sont des personnes transgenres, allèguent que le rejet de leur demande tendant à la rectification de la mention de leur sexe sur leur acte de naissance au motif que, pour justifier d’une telle demande, le demandeur doit établir la réalité du syndrome transsexuel dont il est atteint ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence, emporte violation de l’article 8 de la Convention (combiné avec l’article 3 de la Convention, selon le premier requérant). Dénonçant une violation de l’article 8 combiné avec l’article 3, le premier requérant critique en outre le fait que les juridictions internes ont conditionné cette rectification à sa soumission à une expertise médicale intrusive et dégradante. Il se plaint aussi, sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention, « éventuellement combiné avec l’article 8 », d’une violation de son droit à un procès équitable, résultant de ce que les juridictions internes auraient commis une erreur manifeste d’appréciation en concluant qu’il n’avait pas apporté la preuve d’une transformation irréversible de son apparence. Les deuxième et troisième requérant se plaignent en outre d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
4. Le 18 mars 2015, les griefs concernant les articles 3, 8 et 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement.
5. Le 15 juin 2015, les organisations non-gouvernementales Alliance Defending Freedom (« ADF ») International et, conjointement, Transgender Europe, Amnesty International et International Lesbian, Gay, Bisexual Trans and Intersex Association (« ILGA ») Europe, se sont vues accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. À la date d’introduction des requêtes, les requérants étaient civilement reconnus comme étant de sexe masculin. Pour cette raison, il est fait usage du terme « requérant » pour les désigner, sans que cette désignation ne puisse s’entendre comme les excluant de la catégorie sexuelle à laquelle ils s’identifient.
A. Requête no 79885/12
7. Le premier requérant est né en 1983 et réside à Paris.
8. Le premier requérant indique qu’inscrit à sa naissance sur les registres d’état civil comme étant de sexe masculin, il s’est cependant toujours comporté comme une fille, et son apparence physique a toujours été très féminine. Il ajoute qu’au long de son adolescence et de sa vie de jeune adulte, il a été victime de graves troubles de l’identité du genre, son identité de naissance masculine ne correspondant pas à son identité psychique et sociale féminine. Il précise qu’en 2006, plusieurs médecins ayant diagnostiqué un syndrome de transsexualisme, dit « syndrome de Benjamin », il débuta une phase de transition en se présentant socialement comme une femme et entreprit un traitement hormonal suivi par un endocrinologue, le docteur H., et un neuropsychiatre, le docteur Bo.
9. Le premier requérant produit trois certificats médicaux établis par ces médecins durant cette période. Dans les deux premiers, datés du 12 avril 2007, le docteur Bo. certifiait le suivre depuis le 27 avril 2005 « pour un syndrome typique de transsexualisme » ; il indiquait qu’« il exist[ait] donc une différence observable entre son habitus actuel et sa photographie de carte d’identité », et qu’« il n’exist[ait] pas de contre-indication médico-psychologique pour [une] intervention (...) sur la pomme d’Adam ». Dans le troisième, daté du 16 janvier 2008, le docteur H. indiquait suivre le premier requérant sur le plan hormonal pour « transsexualisme primaire typique depuis le 1er juin 2006, conjointement avec le docteur B. », et précisait qu’ « après un bilan endocrino-métabolique, avec caryotype, [il était] traité par anti-androgènes et œstrogènes » et que « la prégnance, la plausibilité et l’authenticité de sa dysphorie de genre, ainsi que le « real life test », [le rendaient] éligible pour la réassignation chirurgicale, qu’[il attendait] légitimement ».
10. Le premier requérant produit également un certificat médical établi le 3 avril 2008 par un autre psychiatre, le docteur Ba., qui certifie qu’il présente « un syndrome de Benjamin typique » et qu’ « il n’existe actuellement aucune contre-indication aux traitements médicaux et/ou chirurgicaux nécessités pour la réassignation de genre demandée par le sujet ».
11. Le premier requérant souligne qu’il n’entendait pas initialement recourir à une opération mutilante de réassignation sexuelle ; il s’y est résigné parce que la jurisprudence française en avait fait une condition du changement d’état civil.
12. Le premier requérant décida de se faire opérer en Thaïlande, par un médecin qu’il qualifie de « spécialiste mondialement reconnu », le docteur S. L’opération eut lieu le 3 juillet 2008. Le docteur S. établit le certificat médical suivant :
« (...) après une période de diagnostic par des spécialistes qualifiés en psycho-sexualité et une période appropriée de vie à plein temps sous une identité féminine, la personne ci-dessus mentionnée a été diagnostiquée comme souffrant d’un désordre d’identité sexuelle (F64.0) défini comme DSM IV, ICD-10. Elle a été accueillie pour le traitement chirurgical approprié, soit la chirurgie de réassignation sexuelle (CRS).
(...) L’opération réalisée a combiné une orchiectomie, une vaginoplastie, une clitoroplastie et une labiaplastie effectuées en une seule et même opération. À la fin de cette opération, les organes sexuels mâles (...) ont été remplacés par des organes d’apparence et de fonctionnement féminins, à l’exception des organes reproducteurs. Cela a impliqué d’enlever les organes mâles reproducteurs de telle façon que le patient est irrémédiablement infertile.
Dans le respect de toutes les définitions médicales et légales connues, l’opération est irréversible et change de manière permanente l’identité sexuelle masculine de M. [A. P.] pour une identité sexuelle féminine. »
13. Dans un certificat signé le 10 septembre 2008, le docteur H. confirma que le premier requérant « [avait] subi une intervention de réassignation chirurgicale de féminisation irréversible », et souligna que « la demande de changement d’état civil [était] impérative et recevable[, et faisait] partie intégrante de sa prise en charge ».
14. Le premier requérant produit quatre autres certificats. Le premier, daté du 26 mai 2009, émane du docteur W., chirurgienne ; il indique que le premier requérant a subi « une laryngoplastie cosmétique dans le cadre de la chirurgie de féminisation, la chirurgie de réassignation des organes génitaux externes ayant été réalisée et étant irréversible ». Dans le deuxième, daté du 27 mai 2009, une orthophoniste signale avoir « fait pendant deux ans avec [A.P.] un travail de la féminisation de la voix » et précise qu’actuellement, sa voix et son apparence sont parfaitement féminins et concordantes ». Le troisième, signé le 23 juillet 2009 par le docteur B., psychiatre, est ainsi libellé :
« (...) [A. P.] est suivie pour un syndrome de Benjamin typique, pour lequel une procédure de réassignation de genre est entreprise depuis plusieurs années. Elle a suivi un traitement hormonal et les interventions chirurgicales nécessaires pour que son aspect et son comportement soient désormais féminins. Il est donc légitime qu’elle puisse obtenir, pour son insertion sociale et professionnelle, la mise en concordance de son état civil avec son apparence et son souhait. (...) »
15. Dans le quatrième certificat, daté du 16 mars 2010, le docteur P., docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse et psychothérapeute, indique avoir engagé une démarche psychothérapeutique avec le premier requérant et avoir notamment « pu constater (...) la cohérence entre les propos de Mlle [A.P.] et son identité de genre revendiquée ».
1. Les jugements du tribunal de grande instance de Paris des 17 février 2009 et 10 novembre 2009
16. Le 11 septembre 2008, le premier requérant assigna le procureur de la République devant le tribunal de grande instance de Paris pour voir dire qu’il était désormais de sexe féminin et se prénommait A. (un prénom féminin). Il produisit notamment les certificats médicaux des 12 avril 2007, 16 janvier 2008 et 10 septembre 2008, ainsi que le certificat établi par le docteur S. Le 16 octobre 2008, le procureur de la république demanda qu’une expertise pluridisciplinaire soit réalisée, au motif que le requérant avait été opéré à l’étranger.
a) Le jugement avant dire droit du 17 février 2009
17. Le 17 févier 2009, dans un jugement avant-dire droit, le tribunal de grande instance de Paris souligna que, « lorsqu’est rigoureusement diagnostiqué » un transsexualisme et que l’intéressé a subi, dans un but thérapeutique, des transformations corporelles irréversibles, force est de considérer que, même si son nouvel état sexuel est imparfait, la formule chromosomique restant inchangée, le sujet se rapproche davantage, par son apparence physique, son psychisme et son insertion sociale, du sexe revendiqué que de son sexe initial ». Il jugea cependant que, « quelle que soit la qualité des rédacteurs des certificats médicaux produits à l’appui de la demande, la nécessité de poser un diagnostic certain, impos[ait] de recourir à une expertise pluridisciplinaire afin d’apprécier l’état présent de l’intéressé sur les plans physiologique, biologique et psychologique et de rechercher dans son passé la persistance du syndrome allégué ». Il désigna trois experts – un psychiatre, un endocrinologue et un gynécologue – et leur donna pour mission, après avoir entendu et examiné le premier requérant et pris connaissance des certificats médicaux et comptes rendus opératoires produits, de :
« (a) décrire son état physique actuel (...) et constater la présence ou l’absence de tous organes génitaux externes ou internes de l’un ou l’autre sexe ; faire procéder, avec le consentement de l’intéressé à tous les prélèvements et examens de laboratoires susceptibles d’établir les caractéristiques biologiques et génétiques de son sexe ; dire s’il a pu se produire une erreur sur le sexe physique lors de la déclaration de la naissance, ou un développement organique ou biologique ultérieur ; constater les traces d’éventuelles interventions chirurgicales pratiquées pour provoquer ou compléter une transformation des organes génitaux ou des caractères sexuels secondaires ; dire si le sujet a subi un traitement par substances médicamenteuses ou hormonales ; dire si les interventions chirurgicales ou traitements hormonaux ont été motivés soit par des anomalies physiques préexistantes, soit par l’état psychologique du sujet, exclusif de la volonté délibérée de celui-ci ;
(b) décrire l’état psychique et le comportement [du premier requérant] relativement à son sexe et dans toute la mesure du possible, en indiquer l’origine et retracer l’évolution ; rendre compte de toute éventuelle psychothérapie effectuée, en préciser la durée et les résultats ; dire si le sujet est atteint de troubles mentaux et dans l’affirmative, préciser la nature de ces troubles ;
(c) se prononcer sur l’existence éventuelle d’un syndrome de transsexualisme en précisant les raisons qui conduisent à en poser ou à en écarter le diagnostic ; dire si, au vu de toutes les données médicales (d’ordre physiologique, biologique et psychique) recueillies sur cette personne, celle-ci doit être considérée comme de sexe masculin ou féminin. »
18. Le tribunal mit l’avance des frais d’expertise à la charge du premier requérant et lui ordonna à cette fin de consigner 1 524 euros (EUR).
19. Le premier requérant refusa de se soumettre à l’expertise. Il indique que son refus était fondé sur le fait que ce type d’expertise était non seulement très onéreux mais aussi irrespectueuse de l’intégrité physique et morale de la personne. Il estimait que les pièces qu’il produisait, qui émanaient de médecins spécialistes et faisaient état de la réalité de son changement de genre, étaient largement suffisantes, et qu’il n’était pas nécessaire de lui imposer à nouveau une batterie de tests traumatisants.
20. Par une ordonnance du 13 mars 2009, le délégué du premier président de la cour d’appel de Paris refusa d’accorder au premier requérant l’autorisation d’interjeter appel de ce jugement avant dire droit.
b) Le jugement du 10 novembre 2009
21. Le 10 novembre 2009, le tribunal de grande instance de Paris débouta le premier requérant de sa demande. Il souligna que les certificats produits par le premier requérant, pour informateurs qu’ils fussent, ne répondaient pas à ses interrogations sur l’origine, la nature, la persistance et les conséquences du syndrome constaté, et que les médecins consultés ne pouvaient, en quelques lignes destinées à permettre l’intervention chirurgicale, accomplir le travail de trois experts sollicités dans le cadre d’une mission très large et très complète. Il nota en particulier que les certificats n’évoquaient pas l’état psychique et le comportement du premier requérant relativement à son sexe, ne se prononçaient pas sur l’origine du syndrome et son évolution, ne précisaient pas si le premier requérant était atteint de troubles mentaux et s’il avait suivi une psychothérapie et, antérieurs à la réassignation de genre, ne fournissaient aucun renseignement sur l’état actuel de l’intéressé. Il ajouta que les patients opérés en France produisaient un dossier complet dans toutes les disciplines concernées – un tel dossier étant exigé avant l’intervention de réassignation –, ce que le médecin qui avait opéré le premier requérant en Thaïlande ne paraissait pas exiger, et que lorsqu’ils étaient pris en charge par la sécurité sociale, ils étaient soumis à des examens préalables nombreux et rigoureux. Il jugea que, dans l’état du dossier, il appartenait au premier requérant de se soumettre avec bonne volonté à l’expertise ordonnée. Faisant application de l’article 11 du code de procédure civile, qui autorise le juge à tirer toutes conséquences de la carence d’une partie pour apporter son concours à une mesure d’instruction, il conclut qu’en l’absence d’expertise pluridisciplinaire, la demande du premier requérant n’était pas suffisamment étayée.
2. L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 septembre 2010
22. Saisie par le premier requérant, la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 23 septembre 2010, confirma le jugement du 10 novembre 2009 en ce qu’il rejetait la demande de rectification de la mention de sexe figurant sur l’acte de naissance.
23. La cour d’appel déduisit tout d’abord de l’article 8 de la Convention que, « lorsqu’à la suite d’un traitement médico-chirurgical, subi dans un but thérapeutique », une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect de la vie privé justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l’apparence.
24. Elle jugea cependant, au vu des pièces produites par le premier requérant, qu’il n’était « pas établi qu’il ne présent[ait] plus tous les caractères du sexe masculin ». Elle souligna à cet égard que, si les psychiatres Bo. et Ba. avaient posé un diagnostic de transsexualisme dans leurs certificats des 12 avril 2007 et 3 avril 2008, ils n’avaient pas évoqué « l’absence d’affection mentale ». Elle releva en outre que le traitement endocrinien dont il était fait état dans les certificats du docteur H. des 16 janvier 2008 et 10 septembre 2008 était ancien. Elle jugea par ailleurs que le certificat établi par le médecin qui avait opéré le premier requérant le 3 juillet 2008 en Thaïlande, le docteur S., était « extrêmement lapidaire » et se résumait à une énumération d’éléments d’ordre médical qui ne permettaient pas de constater que la réassignation sexuelle était effective. Elle estima de plus que la documentation sur la clinique tirée de l’Internet que produisait le premier requérant ne suffisait à établir ni la notoriété scientifique et chirurgicale du chirurgien qui l’avait opéré, ni la pertinence de l’intervention pratiquée au regard des pratiques de la communauté médicale, laquelle, « faute de toute précision », n’était pas davantage démontrée par le certificat du 26 mai 2009 du docteur W.
25. La cour d’appel observa ensuite que le premier requérant opposait par principe un refus obstiné à l’expertise et qu’il n’avait pas déféré à celle qui avait été ordonnée par les premiers juges « au prétexte non pertinent de la protection de sa vie privée alors qu’il s’agi[ssait] d’établir que la personne qui présente le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractère de son sexe d’origine ». Elle souligna que « l’atteinte à la vie privée qui pourrait y être portée [était] proportionnée à l’exigence du constat de l’identité sexuelle, laquelle est une composante de l’état de la personne soumise au principe d’ordre public de l’indisponibilité ».
26. La cour d’appel jugea toutefois que le fait que le premier requérant était connu sous un prénom féminin – ce qui résultait de nombreuses attestations de proches –, le fait qu’il avait la conviction d’appartenir au sexe féminin et le fait qu’il avait suivi divers traitements médico-chirurgicaux, ainsi que « la réalité de sa vie sociale », justifiaient de son intérêt légitime à changer ses prénoms masculins en prénoms féminins. Elle ordonna donc la rectification de ses prénoms sur son acte de naissance.
3. L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 7 juin 2012
a) Le moyen de cassation
27. Le premier requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 23 septembre 2010.
28. Il soutenait, premièrement, que le droit au respect de la vie privée commandait que le changement de sexe d’une personne soit autorisé dès lors que l’apparence physique de l’intéressée la rapprochait de l’autre sexe, auquel correspondait son comportement social. Il reprochait à la cour d’appel d’avoir rejeté sa demande de changement de sexe au motif qu’il avait refusé de déférer à une expertise dont l’objet était de définir l’origine du syndrome de transsexualisme et son évolution et d’établir qu’il ne présentait plus tous les caractères du sexe masculin. Selon lui, en statuant ainsi après avoir relevé qu’il était connu sous un prénom féminin, qu’il avait la conviction d’appartenir au sexe féminin, qu’il avait suivi divers traitements médico-chirurgicaux et que la réalité de sa vie sociale était celle d’une femme, la cour d’appel avait violé l’article 8 de la Convention. Il s’appuyait notamment sur la position du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Droits de l’Homme et identité de genre, document thématique ; octobre 2009) et sur la résolution 1728 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, relative à la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et l’identité de genre (paragraphes 73 et 75 ci-dessous).
29. Deuxièmement, il soutenait que les certificats médiaux qu’il avait produits établissaient pleinement qu’il présentait le syndrome de transsexualisme, qu’il avait subi un traitement chirurgical faisant de lui une femme, que son apparence physique comme son comportement social étaient féminins, de sorte qu’en jugeant que ces pièces étaient insuffisantes pour prouver les conditions nécessaires au changement de sexe et en lui faisant grief de ne pas avoir déféré à l’expertise judiciaire, la cour d’appel avait dénaturé celles-ci.
30. Troisièmement, il dénonçait une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, estimant que la cour d’appel s’était fondée sur des motifs discriminatoires, à savoir qu’il s’était fait opérer par un médecin exerçant hors de France, pour dire qu’il aurait dû se soumettre à l’expertise judiciaire et rejeter sa demande.
b) L’arrêt
31. Le 7 juin 2012, la Cour de cassation (première chambre civile ; Bulletin 2012, I, no 123) rejeta le pourvoi par un arrêt ainsi motivé :
« (...) attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ; qu’après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents produits, et relevé, d’une part, que le certificat faisant état d’une opération chirurgicale effectuée en Thaïlande était lapidaire, se bornant à une énumération d’éléments médicaux sans constater l’effectivité de l’intervention, d’autre part, que [le premier requérant] opposait un refus de principe à l’expertise ordonnée par les premiers juges, la cour d’appel a pu rejeter sa demande de rectification de la mention du sexe dans son acte de naissance (...) »
B. Requête no 52471/12
32. Le deuxième requérant est né en 1958 et réside au Perreux‑Sur‑Marne.
33. Il expose qu’inscrit à sa naissance sur les registres d’état civil comme étant de sexe masculin, il a, dès son plus jeune âge, eu conscience d’appartenir au genre féminin.
34. Il ajoute que, sous la pression sociale, il a tenté de dissimuler sa vraie nature et de vivre deux unions maritales sous l’identité masculine portée sur son acte de naissance, mais que ces unions, dont sont nés des enfants, se sont terminées par des divorces.
35. Il expose qu’il s’habille conformément à son genre féminin, qu’il apparaît aux yeux des tiers comme appartenant à ce genre, qu’il suit depuis 2004 un traitement hormonal féminisant et qu’il a subi une opération ayant pour objet la construction d’un nouvel organe génital.
1. Le jugement du tribunal de grande instance de Créteil du 9 février 2010
36. Le 17 mars 2009, le deuxième requérant assigna le procureur de la République devant le tribunal de grande instance de Créteil aux fins de voir ordonner que soit rectifié son acte de naissance de telle sorte que la mention « sexe masculin » soit remplacée par la mention « sexe féminin », et la mention de ses prénoms (masculins), par la mention « Emilie ». Il renvoyait notamment à une attestation établie en 2004 par le docteur B., psychiatre et spécialiste du transsexualisme, certifiant qu’il était une personne transgenre.
37. Le tribunal de grande instance rendit son jugement le 9 février 2010. Il constata que le deuxième requérant n’avait versé aux débats que quelques factures datées de 2008 établies au nom d’ « Emilie » Garçon, quatre attestations émanant de témoins déclarant en 2008 le connaître depuis quelques années, savoir qu’il s’agissait d’une personne « transgenre » selon certains, « transsexuelle » selon un autre, et le voir « évoluer dans sa vie de femme sans difficulté apparente », et un certificat daté du 23 avril 2009, signé d’un endocrinologue, le docteur T., attestant le suivre pour une dysphorie de genre notamment depuis 2006 et précisant qu’il était sous traitement hormonal féminisant depuis 2004 et que le traitement était bien supporté et efficace. Notant par ailleurs que le deuxième requérant n’avait pas produit le certificat du docteur B., le tribunal jugea que le deuxième requérant n’avait pas « [établi] la réalité du transsexualisme qu’il invoqu[ait] ». Il jugea que, faute d’avoir démontré le syndrome allégué, le deuxième requérant ne pouvait qu’être débouté de sa demande, un changement de la mention relative au sexe à l’état civil « ne pouvant intervenir que pour officialiser une situation de fait avérée ». Il conclut qu’il ne pouvait que rejeter la demande relative au changement de prénom pour les mêmes raisons, cette demande n’étant en l’espèce que l’accessoire de la demande en modification d’état.
2. L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 janvier 2011
38. Saisie par le deuxième requérant, la cour d’appel de Paris, le 27 janvier 2011, confirma le jugement du 9 février 2010 par un arrêt ainsi motivé :
« (...) Considérant que si le principe de l’indisponibilité de l’état s’oppose à ce que le droit tienne compte d’un changement volontairement obtenu par un individu, il n’implique pas, pour autant, l’immuabilité de l’état des personnes ;
Que, lorsqu’un transsexualisme authentique, syndrome médicalement reconnu, et insusceptible de traitement, est rigoureusement diagnostiqué et que le transsexuel a subi, dans un but thérapeutique, des transformations corporelles irréversibles, il convient de considérer que, même si son nouvel état sexuel est imparfait, la formule chromosomique restant quant à elle inchangée, le sujet se rapproche davantage, par son apparence physique, son psychisme et son insertion sociale, du sexe revendiqué que de son sexe initial ; que, dans ces conditions, et dès lors que l’acte de naissance doit obligatoirement, aux termes de l’article 57 du code civil, mentionner le sexe de l’intéressé, il y a lieu d’admettre le principe du changement ;
Considérant qu’en l’espèce, Emile Maurice Jean Marc Garçon (...) a été inscrit sur les registres de l’état civil comme étant de sexe masculin ;
Considérant qu’il lui appartient de justifier, en particulier au vu d’éléments médicaux, qu’il doit être considéré comme de sexe féminin ainsi qu’il le sollicite ;
Considérant que l’appelant soutint être une personne transgenre assumant depuis plusieurs années son identité de genre féminine et que l’inadéquation entre le genre affiché et le genre attribué à la naissance suffit à justifier son changement d’état civil sans avoir à démontrer préalablement une opération de réassignation sexuelle ;
Considérant qu’il se borne à produire sur le plan médical, ainsi qu’il l’avait fait devant les premiers juges, un certificat du Dr [T.] du 23 avril 2009, établi sur un papier à entête du Dr [D. S.-B.], aux termes duquel ce médecin « certifie que le Dr [S.-B.], endocrinologue, suit M. Emile (Emilie) Garçon pour une dysphorie de genre (...) depuis 2006 » précisant que celui-ci est sous traitement hormonal féminisant depuis 2004, le traitement étant bien supporté et efficace ;
Que ce seul certificat médical qui établit le suivi d’un traitement hormonal féminisant de 2004 à 2009 ne permet pas de justifier d’une transformation physique ou physiologique définitive et ainsi de l’irréversibilité du processus de changement de sexe sollicité ;
Qu’une expertise apparaît vaine, puisqu’en effet, l’appelant, qui se défend d’avoir à subir une opération chirurgicale de transformation des organes génitaux, n’invoque aucune opération de chirurgie plastique associée à une hormonothérapie actuelle et ne produit aucun avis d’un psychiatre de nature à établir l’existence et la persistance du syndrome allégué alors même que l’acte de naissance d’Emile Garçon mentionne qu’il s’est marié à deux reprises (..) et a divorcé également à deux reprises (...) »
3. L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 13 février 2013
a) Le moyen de cassation
39. Le deuxième requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 27 janvier 2011. Il soutenait notamment qu’en le déboutant de ses demandes au prétexte qu’il n’était justifié ni d’une « transformation physique ou physiologique définitive et ainsi de l’irréversibilité du processus de changement de sexe sollicité », ni de « l’existence et la persistance du syndrome allégué », la cour d’appel avait violé l’article 8 de la Convention, dès lors que le droit au respect de la vie privé impliquait le droit de définir son appartenance sexuelle et le droit d’obtenir la modification des actes de l’état civil de façon qu’ils reflètent l’identité de genre choisie, sans devoir présenter un syndrome de transsexualisme ou de dysphorie de genre, ni devoir préalablement subir un processus irréversible de changement de sexe. Affirmant que subordonner le droit à la modification des actes d’état civil à la preuve d’avoir subi un processus irréversible de changement de sexe revenait à imposer la stérilisation à la personne titulaire de ce droit afin de pouvoir l’exercer, et donc à porter atteinte à sa dignité comme au respect dû à son corps et à l’intimité de sa vie privée, il déduisait une violation de ce même article du fait que la cour d’appel avait exigé qu’il apporte la preuve d’un tel processus. Il ajoutait qu’il était discriminatoire et contraire à l’article 14 de la Convention de subordonner ce droit à une telle preuve et à celle d’un syndrome de transsexualisme ou de dysphorie du genre.
b) L’arrêt du 13 février 2013
40. Le 13 février 2013, la Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoir par un arrêt ainsi motivé :
« (...) attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ;
Et attendu qu’ayant relevé que [le deuxième requérant] se bornait à produire un certificat d’un médecin du 23 avril 2009 établi sur papier à entête d’un autre médecin, aux termes duquel le premier certifiait que le second, endocrinologue, suivait [le deuxième requérant] pour une dysphorie de genre et précisait que le patient était sous traitement hormonal féminisant depuis 2004, la cour d’appel a estimé que ce seul certificat médical ne permettait de justifier ni de l’existence et de la persistance d’un syndrome transsexuel, ni de l’irréversibilité du processus de changement de sexe, qui ne constituent pas des conditions discriminatoires ou portant atteinte aux principes posés par les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, 16 et 16-1 du code civil, dès lors qu’elles se fondent sur un juste équilibre entre les impératifs de sécurité juridique et d’indisponibilité de l’état des personnes d’une part, de protection de la vie privée et de respect dû au corps humain d’autre part (...) »
C. Requête no 52471/12
41. Le troisième requérant est né en 1952 et réside à Essey-les-Nancy.
42. Il expose qu’inscrit à sa naissance sur les registres d’état civil comme étant de sexe masculin, il a, dès son plus jeune âge, eu conscience d’appartenir au genre féminin. Il précise qu’il a vécu avec une femme de 1975 à 1991 et qu’une enfant est née de cette relation en 1978.
43. Le troisième requérant indique qu’il a longtemps dissimulé sa vraie nature, par crainte des brimades, puis par peur de perdre la garde de sa fille, et que lorsque cette dernière est devenue majeure, il a adopté une apparence et un comportement social conforme à son identité de genre féminin. Il ajoute que, si la plupart des documents de la vie courante respectent son identité de genre, ce n’est pas le cas des actes de l’état civil, de son passeport, de son permis de conduire, de sa carte grise et de son numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques, ce qui l’oblige constamment à faire état de sa trans-identité, au mépris de sa vie privée.
1. Les jugements du tribunal de grande instance de Nancy des 7 novembre 2008 et 13 mars 2009
44. Le 13 juin 2007, le troisième requérant assigna le procureur de la République devant le tribunal de grande instance de Nancy aux fins de voir ordonner que son acte de naissance soit rectifié en ce sens que la mention « sexe masculin » soit remplacée par la mention « sexe féminin » et que la mention de ses prénoms soit remplacée par la mention « Stéphanie ».
a) Le jugement du 7 novembre 2008
45. Le tribunal de grande instance de Nancy rendit un premier jugement le 7 novembre 2008. Il rappela qu’il était « désormais unanimement reconnu tant par la jurisprudence interne que par la jurisprudence européenne qu’un transsexuel [avait] droit au respect de sa vie privée », et qu’il avait donc le droit d’obtenir la modification de la mention de son sexe et de ses prénoms sur les actes d’état civil. Il souligna toutefois que cela supposait que plusieurs conditions soient réunies : « le syndrome de transsexualisme [doit] non seulement être constaté médicalement (ce constat se [faisant] généralement par une équipe pluridisciplinaire, médecins, chirurgiens, endocrinologue, psychologue et psychiatre), mais également constaté judiciairement, ce qui implique soit une expertise (le tribunal n’étant toutefois pas obligé de l’ordonner), soit la production de certificats médicaux par l’intéressé justifiant de façon certaine le traitement médical et chirurgical subi pour parvenir à cette conversion sexuelle ». Il ajouta ce qui suit :
« En effet, la personne souhaitant changer de sexe à l’état civil doit justifier d’un traitement médico-chirurgical dans un but thérapeutique et d’une réalisation préalable d’interventions chirurgicales de nature à éliminer les caractères externes du sexe qu’elle veut quitter.
Ainsi, le changement de sexe à l’état civil ne peut profiter qu’à la personne transsexuelle « vraie », c’est-à-dire à la personne qui a déjà subi une opération de conversion sexuelle irréversible.
En d’autres termes, un tribunal ne peut ordonner la modification de la mention à l’état civil du nouveau sexe revendiqué par l’intéressé qu’après que ce dernier ait véritablement changé son anatomie sexuelle pour le rendre aussi conforme que possible à celui qu’il revendique.
Ces conditions d’ordre médico-chirurgical s’expliquent par le fait que le transsexualisme véritable, qui se caractérise par « le sentiment profond et inébranlable d’appartenir au sexe opposé à celui qui est génétiquement, anatomiquement et juridiquement le sien, accompagné du besoin intense et constant de changer de sexe et d’état civil », doit être distingué d’autres notions qui lui sont voisines mais différentes, notamment du travestissement, qui repose sur une simple apparence extérieure réversible et n’implique pas le changement anatomique du sexe.
En l’espèce, si S. Nicot se présente sous l’apparence d’une personne de sexe féminin et justifie que certains organismes lui adressent des documents ou factures au nom de Madame Stéphanie Nicot, il ne met toutefois pas le tribunal en mesure d’apprécier s’il a véritablement changé de sexe. En effet, lors de l’audience, sur l’interrogation du président concernant le traitement éventuellement subi, S. Nicot, dans un esprit militant – ce qui est son droit le plus légitime – s’est retranché derrière le secret de sa vie privée (...) »
46. En conséquence, le tribunal sursit à statuer sur les demandes du troisième requérant et lui ordonna de « verser aux débats tous documents médicaux relatifs au traitement médical et chirurgical subi, de nature à justifier de l’effectivité de son changement de sexe ».
b) Le jugement du 13 mars 2009
47. Estimant avoir suffisamment démontré que son physique et son psychique relevaient du genre féminin et qu’il était intégré socialement dans ce genre, le troisième requérant refusa de produire des documents médicaux. Il se borna à indiquer que son médecin généraliste lui avait prescrit un traitement hormonal lui permettant de présenter les caractères sexuels secondaires féminins tels que la poitrine. Le Ministère public conclut qu’une rectification de l’état civil n’était pas possible en l’absence de justification d’une réassignation sexuelle par intervention chirurgicale.
48. Par un jugement du 13 mars 2009, le tribunal de grande instance de Nancy constata que le troisième requérant ne produisait pas la preuve médico-chirugicale d’un changement de sexe et rejeta en conséquence sa demande. Le jugement reprend les motifs du jugement du 7 novembre 2008. Il précise que le changement de sexe à l’état civil ne peut profiter qu’à « la personne transsexuelle « vraie » », c’est-à-dire à la personne qui a déjà subi une opération de conversion sexuelle irréversible, et non à la personne qui revendique seulement un état de « transgenre », au motif que, socialement, [elle] est considéré[e] comme appartenant au sexe dont [elle] a l’apparence extérieure, mais qui s’oppose à toute opération chirurgicale de conversion sexuelle ou qui refuse d’apporter la preuve médico-chirurgicale de ce changement par traitement médical et acte chirurgical ». Il ajouta notamment ceci :
« Faire droit à la demande de S. Nicot aboutirait en fait à la création prétorienne d’un « troisième genre » : à savoir une personne d’apparence féminine conservant toutefois un sexe anatomique externe masculin et pouvant se marier avec un homme ; dans le cas inverse, une personne d’apparence masculine conserverait les organes génitaux féminins pouvant donner, dans cette hypothèse, naissance à un enfant !!! Cette situation est en l’état de la jurisprudence totalement prohibée. »
2. L’arrêt de la cour d’appel de Nancy du 3 janvier 2011
49. La cour d’appel de Nancy confirma le jugement du 13 mars 2009 par un arrêt du 3 janvier 2011. Elle souligna en particulier que « la demande de changement d’état civil n’impos[ait] pas nécessairement que soient avérées des modifications de nature chirurgicale, telle que l’ablation ou la modification des organes génitaux, ou encore de la chirurgie plastique », mais qu’elle impliquait « que soit préalablement établie le caractère irréversible du processus de changement de sexe ». Elle constata ensuite que le troisième requérant « ne rapport[ait] pas une telle preuve de nature intrinsèque et qui en aucun cas ne saurait résulter du fait qu’il appart[enait] au sexe féminin aux yeux des tiers ». Elle jugea en outre que le respect de la vie privée ne pouvait avoir pour effet d’exonérer le troisième requérant de cette « obligation probatoire qui ne tend[ait] pas à confondre le transgenre et le transsexualisme, mais qui, outre l’indisponibilité de l’état des personnes, a[vait] pour finalité d’assurer la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ». Elle ajouta que, légitime et ne présentant aucun caractère discriminatoire, cette exigence ne violait pas l’article 14 de la Convention, et qu’il ne lui appartenait pas de pallier à la carence du troisième requérant dans l’administration de la preuve.
3. L’arrêt de la Cour de cassation du 13 février 2013
a) Le moyen de cassation
50. Le troisième requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 3 janvier 2011. Il soutenait que le droit au respect de la vie privée impliquait le droit de définir son appartenance sexuelle et d’obtenir la modification des actes de l’état civil de façon qu’ils reflètent l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir un processus irréversible de changement de sexe et d’en administrer la preuve. Il en déduisait qu’en retenant qu’il aurait dû apporter la preuve d’un tel processus irréversible, la cour d’appel avait violé l’article 8 de la Convention, d’autant plus que ni le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, ni la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil n’imposaient à une personne de subir un processus irréversible de changement de sexe et d’en rapporter la preuve pour obtenir la modification des actes de l’état civil. Il ajoutait qu’il était discriminatoire et contraire à l’article 14 de la Convention de subordonner le droit d’une personne d’obtenir la modification des actes de l’état civil de façon qu’ils reflètent l’identité de genre qu’elle avait choisie à la preuve d’avoir subi un processus irréversible de changement de sexe.
b) L’arrêt du 13 février 2013
51. Le pourvoi du troisième requérant fut examiné en même temps que celui du deuxième requérant.
52. Le 13 février 2013, la Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoir par un arrêt ainsi motivé :
« (...) attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ;
Et attendu qu’ayant relevé que [le troisième requérant] ne rapportait pas la preuve, de nature intrinsèque à sa personne, du caractère irréversible du processus de changement de sexe, qui ne pouvait résulter du seul fait qu’il appartenait au sexe féminin aux yeux des tiers, c’est sans porter atteinte aux principes posés par les articles 8 et 14 de la Convention (...), mais par un juste équilibre entre les impératifs de sécurité juridique et d’indisponibilité de l’état des personnes d’une part, de protection de la vie privée d’autre part, que la cour d’appel a rejeté sa demande (...) »
II. RAPPORT DE LA HAUTE AUTORITÉ DE SANTÉ
53. La haute autorité de santé a publié en novembre 2009 un rapport intitulé « situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge médicale du transsexualisme en France ».
54. Ce rapport préconise notamment un « parcours de soins » en plusieurs étapes. La première consiste en un diagnostic du « trouble de l’identité sexuelle » et en son évaluation ; elle vise à essayer d’« éviter autant que faire se peut des transformations irréversibles injustifiées ». La deuxième étape consiste en une « expérience en vie réelle », dont l’objet est d’étudier la capacité à vivre dans le rôle désiré : le patient vit en permanence dans le rôle du sexe désiré dans les activités quotidiennes, sociales et professionnelles et montre son intégration sociale dans ce rôle, choisit un nouveau prénom et informe les membres de sa famille du changement prévu. La troisième étape consiste en une hormonosubstitution : des hormones exogènes sont fournies « afin de supprimer les caractères sexuels secondaires du sexe d’origine et induire ceux du sexe opposé le plus complètement possible ». La quatrième étape consiste en une chirurgie de réassignation. Le rapport précise à cet égard que, si la plupart des personnes transsexuelles souhaitent bénéficier d’une chirurgie de réassignation, certains patients présentent des contre-indications médicales aux interventions ou estiment que cette étape ne leur est pas nécessaire et que, par exemple, l’hormonosubstitution, la chirurgie « périphérique », la rééducation orthophonique suffisent à leur assurer une apparence conforme à l’autre sexe en leur permettant d’être reconnus comme tels par la société. Il observe en outre que le souhait de ne pas poursuivre l’étape chirurgicale peut aussi avoir pour origine la grande difficulté technique et les effets secondaires des interventions.
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure civile
55. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile sont les suivantes :
Article 11
« Les parties sont tenues d’apporter leur concours aux mesures d’instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus. (...) »
Article 143
« Les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d’office, être l’objet de toute mesure d’instruction légalement admissible. »
Article 144
« Les mesures d’instruction peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer. »
Article 147
« Le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant pour la solution du litige, en s’attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux. »
Article 232
« Le juge peut commettre toute personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien. »
Article 263
« L’expertise n’a lieu d’être ordonnée que dans le cas où des constatations ou une consultation ne pourraient suffire à éclairer le juge. »
B. La jurisprudence de la Cour de cassation
56. Dans deux arrêts du 11 décembre 1992 (nos 91-11900 et 91-12373 ; Bulletin 1992 AP no 13), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que, « lorsque, à la suite d’un traitement médico-chirurgical, subi dans un but thérapeutique, une personne présentant le syndrome du transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l’apparence », soulignant « que le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes ne fait pas obstacle à une telle modification ». Elle a en conséquence cassé les arrêts attaqués par les pourvois, qui avaient rejeté les demandes de personnes transsexuelles tendant à la rectification de la mention de leur sexe sur leur acte de naissance.
57. Dans la seconde de ces affaires, le requérant avait vainement demandé au juge d’appel d’ordonner une expertise médicale afin d’établir le processus de féminisation qu’il avait suivi et de constater son transsexualisme. La Cour de cassation a relevé que, si l’appartenance du requérant au sexe féminin était attestée par un certificat du chirurgien ayant pratiqué l’intervention et l’avis officieux d’un médecin consulté par l’intéressée, la réalité du syndrome transsexuel ne pouvait être établie que par une expertise judiciaire. Elle a en conséquence censuré l’arrêt déféré en ce qu’il rejetait cette demande.
58. L’assemblé plénière de la Cour de cassation a ainsi posé en 1992 cinq conditions à la modification de la mention du sexe inscrite sur l’acte de naissance : 1o présenter le syndrome de transsexualisme ; 2o avoir subi un traitement médico-chirurgical dans un but thérapeutique ; 3o n’avoir plus tous les caractères de son sexe d’origine ; 4o avoir pris une apparence physique proche de l’autre sexe ; 5o avoir adopté le comportement social correspondant à ce dernier. Cependant, dans deux arrêts rendus 7 juin 2012 (Bulletin 2012, I, nos 123 et 124), dont un en la cause du premier requérant, la première chambre civile a jugé que, « pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ». La première chambre civile a confirmé cette jurisprudence le 13 février 2013 (paragraphes 40 et 52 ci-dessus).
C. Le décret no 2010-125 du 8 février 2010
59. Le décret no 2010-125 du 8 février 2010 a supprimé les « troubles précoces de l’identité de genre » de l’annexe à l’article D. 322-1 du code de la sécurité sociale, relative aux critères médicaux utilisés pour la définition de l’affection de longue durée « affections psychiatriques de longue durée ».
D. La circulaire no CIV/07/10 du 14 mai 2010 relative aux demandes de changements de sexe à l’état civil
60. La circulaire no CIV/07/10 du garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés, invite le procureur général près la Cour de cassation, les procureurs généraux près les cours d’appel et les procureurs près les tribunaux supérieurs d’appel, à « donner un avis favorable à la demande de changement d’état civil [des personnes transsexuelles ou transgenres] dès lors que les traitements hormonaux ayant pour effet une transformation physique ou physiologique définitive, associés, le cas échéant, à des opérations de chirurgie plastique (prothèses ou ablation des glandes mammaires, chirurgie esthétique du visage...), ont entraîné un changement de sexe irréversible, sans exiger pour autant l’ablation des organes génitaux ». Elle leur demande également « de ne solliciter d’expertises que si les éléments fournis révèlent un doute sérieux sur la réalité du transsexualisme du demandeur ».
E. La réponse de la ministre de la justice et des libertés à la question écrite no 14524 (JO Sénat ; 30 décembre 2010)
61. La question écrite no 14524 (JO Sénat, 22 juillet 2010, p. 1904) invitait la ministre de la justice et des libertés à préciser ce que signifiait le terme « irréversible » figurant dans la circulaire no CIV/07/10 du 14 mai 2010.
62. La ministre de la justice et des libertés a répondu ce qui suit (JO Sénat du 30 décembre 2010, p. 3373) :
« La notion de changement de sexe irréversible évoquée dans la circulaire du 14 mai 2010 fait référence à la recommandation no 1117 du Conseil de l’Europe relative à la condition des transsexuels, citée par le rapport de la Haute autorité de santé « Situation actuelle et perspectives d’évolution de la prise en charge du transsexualisme en France » de novembre 2009. Cette notion est d’ordre médical et non juridique et, selon certains spécialistes, le caractère irréversible peut résulter de l’hormonosubstitution, ce traitement gommant certains aspects physiologiques, notamment la fécondité, qui peut être irréversible. Il appartient aux personnes concernées d’en rapporter la preuve, notamment par la production d’attestations de médecins reconnus comme spécialistes en la matière (psychiatre, endocrinologue et, le cas échéant, chirurgien) et qui les ont suivies dans le processus de conversion sexuelle. Le procureur fonde ensuite son avis, au cas par cas, sur les pièces médicales produites par le demandeur. »
F. L’avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) du 27 juin 2013
63. En janvier 2013, la garde des Sceaux et la ministre aux droits des femmes ont saisi la commission nationale consultative des droits de l’homme de deux questions, relatives à la définition et à la place de l’« identité de genre » dans le droit français, et aux conditions de modification de la mention du sexe dans l’état civil. La commission a procédé à des auditions de chercheurs, de professeurs de droit, de représentants associatifs et de membres du Sénat, et a pris en compte des contributions écrites d’organisations non gouvernementales, de médecins, de chercheurs en sciences sociales, et du défenseur des droits.
64. Dans son avis du 27 juin 2013, la CNCDH note que les arrêts de la Cour de cassation des 7 juin 2012 et 13 février 2013 précités posent deux conditions au changement de la mention du sexe à l’état civil : le diagnostic du transsexualisme et l’irréversibilité de la transformation de l’apparence physique. Elle observe que, « si l’intervention chirurgicale n’est pas exigée, le droit demande en revanche un traitement médical irréversible, qui implique notamment une obligation de stérilisation ». Elle observe également que cette notion d’irréversibilité, « mal définie et difficile à prouver, (...) entraîne de manière très fréquente une demande d’expertise médicale », et que, la jurisprudence fluctuant sur ce point d’une juridiction à l’autre, la situation des personnes transidentitaires se caractérise à cet égard par une grande inégalité. Elle ajoute que les expertises sont vécues comme intrusives et humiliantes par les personnes concernées et contribuent à rallonger la durée du processus de changement de sexe à l’état civil, et que la somme des preuves imposées par la jurisprudence et la fréquence des demandes d’expertise posent le problème du soupçon qui pèse trop souvent sur les personnes transidentitaires, ce qu’elles ressentent comme une forme de déni d’identité.
65. La CNCDH se prononce ensuite en faveur de la suppression des conditions médicales. À cet égard, elle estime que, placée dans le cadre judiciaire, l’exigence d’une attestation de « syndrome de dysphorie de genre » est problématique dans la mesure où « la formulation même paraît valider une pathologisation de la transidentité, bien que les troubles de l’identité de genre aient été retirés de la liste des affections psychiatriques [par le décret no 2010-125 du 8 février 2010] ». Selon elle, une telle condition, qui est requise en tant que diagnostic différentiel dans le strict cadre des démarches médicales entreprises par les personnes transsexuelles, contribue, dans le cadre judiciaire, à la stigmatisation de ces personnes et à l’incompréhension de ce qu’est la réalité de la transidentité. S’agissant de la preuve de l’irréversibilité de l’apparence physique, elle souligne ce qui suit :
« 23. (...) Cette condition contraint les personnes concernées à suivre des traitements médicaux aux conséquences très lourdes, qui impliquent une obligation de stérilisation. Cette obligation ne passe pas forcément par des opérations chirurgicales de réassignation sexuelles, mais peut être obtenue par des traitements hormonaux, dont la Haute Autorité de santé indique que, pris sur le long terme, ils sont susceptibles d’entraîner des modifications irréversibles du métabolisme. Or, il apparaît que la réaction aux traitements hormonaux diffère selon les patients, avec des effets (dont la stérilité) qui sont obtenus à plus ou moins long terme. Autrement dit, la procédure judiciaire dépend de l’avancée, aléatoire, de la procédure médicale, ce qui contribue à créer des situations de fortes inégalités entre les personnes concernées. Par ailleurs, l’irréversibilité de l’apparence physique est difficile à prouver, et justifie très fréquemment, aux yeux des juges, une demande d’expertise médicale et ce, en dépit de ce que recommandait la circulaire du 14 mai 2010, qui invitait les magistrats à « ne solliciter d’expertises que si les éléments fournis révèlent un doute sérieux sur la réalité du transsexualisme du demandeur ». Car l’expertise, outre le coût qu’elle entraîne pour le requérant, contribue à allonger la durée de la procédure de manière inacceptable. Par ailleurs, quand les traitements hormonaux ne suffisent pas à prouver l’irréversibilité de l’apparence physique, les personnes demandant à changer la mention du sexe sur leur état civil sont bien souvent contraintes, en dernier recours, à accepter des opérations chirurgicales (pénectomie ou mastectomie notamment). Les conditions médicales imposées par le droit posent donc problème, dans la mesure où certaines personnes ne souhaitant pas avoir recours à ces traitements et à ces opérations en acceptent néanmoins la contrainte dans l’espoir de voir aboutir la procédure judiciaire dans laquelle elles sont engagées. Par conséquent, la CNCDH demande que soit mis fin à toute demande de réassignation sexuelle, que celle-ci passe par un traitement hormonal entraînant la stérilité ou qu’elle signifie le recours à des opérations chirurgicales. (...) »
G. Propositions de loi
66. Une proposition de « loi visant à protéger l’identité de genre » (no 216) a été enregistrée à la présidence du Sénat le 11 décembre 2013. Elle tend à définir une procédure permettant aux personnes transgenres d’obtenir, dans des délais raisonnables et sans que puisse leur être imposé aucun traitement médical ou chirurgical, la modification de la mention de leur sexe à l’état civil ainsi que le changement corrélatif de leur prénom. L’exposé des motifs contient notamment le passage suivant :
« Quatre arrêts de la Cour de cassation rendus [les 7 juin 2012 et 13 février 2013] posent le principe selon lequel « pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ». Deux conditions sont donc posées : le diagnostic du transsexualisme et l’irréversibilité de la transformation de l’apparence physique. Si le droit n’exige pas d’intervention chirurgicale, il demande en revanche un traitement médical irréversible qui implique la stérilisation. »
67. Une autre proposition de loi, « sur l’identité de genre », rédigée par l’association nationale transgenre en mai 2014, vise à permettre aux personnes transgenres d’obtenir un changement d’état civil sans conditions médicales et en dehors de toute procédure judiciaire. Renvoyant aux arrêts de la Cour de cassation des 7 juin 2012 et 13 février 2013, l’exposé des motifs souligne que, « si la Cour de cassation n’exige pas explicitement d’intervention chirurgicale, elle demande en revanche, à travers le critère nébuleux de l’irréversibilité de la transformation de l’apparence, un traitement médical qui implique la stérilisation », ajoutant que « l’interprétation faite par la plupart des tribunaux de ce critère aboutit à l’exigence d’une opération chirurgicale rendant la personne transgenre stérile ».
H. La loi de modernisation de la justice du XXIème siècle
68. L’article 56 de la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle (adoptée le 12 octobre 2016) insère dans le code civil les articles suivants, relatifs à la modification de la mention du sexe à l’état civil :
Article 61-5
« Toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir la modification.
Les principaux de ces faits, dont la preuve peut être rapportée par tous moyens, peuvent être :
1o Qu’elle se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ;
2o Qu’elle est connue sous le sexe revendiqué de son entourage familial, amical ou professionnel ;
3o Qu’elle a obtenu le changement de son prénom afin qu’il corresponde au sexe revendiqué. »
Article 61-6
« La demande est présentée devant le tribunal de grande instance.
Le demandeur fait état de son consentement libre et éclairé à la modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil et produit tous éléments de preuve au soutien de sa demande.
Le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande.
Le tribunal constate que le demandeur satisfait aux conditions fixées à l’article 61-5 et ordonne la modification de la mention relative au sexe ainsi que, le cas échéant, des prénoms, dans les actes de l’état civil. »
Article 61-7
« Mention de la décision de modification du sexe et, le cas échéant, des prénoms est portée en marge de l’acte de naissance de l’intéressé, à la requête du procureur de la République, dans les quinze jours suivant la date à laquelle cette décision est passée en force de chose jugée.
Par dérogation à l’article 61-4, les modifications de prénoms corrélatives à une décision de modification de sexe ne sont portées en marge des actes de l’état civil des conjoints et enfants qu’avec le consentement des intéressés ou de leurs représentants légaux.
Les articles 100 et 101 sont applicables aux modifications de sexe. »
Article 61-8
« La modification de la mention du sexe dans les actes de l’état civil est sans effet sur les obligations contractées à l’égard de tiers ni sur les filiations établies avant cette modification. »
69. Le 17 novembre 2016, le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 56 de la loi conforme à la Constitution (décision no 2016-739 DC). Il a en particulier souligné qu’« en permettant à une personne d’obtenir la modification de la mention de son sexe à l’état civil sans lui imposer des traitements médicaux, des interventions chirurgicales ou une stérilisation, les dispositions ne portent aucune atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ».
IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
70. Il ressort d’un document intitulé Trans Rights Europe Map 2016 publié le 22 avril 2016 par l’organisation non gouvernementale Transgender Europe (voir aussi « La discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Europe », éditions du Conseil de l’Europe, décembre 2011, ainsi que les éléments de droit comparé exposés dans l’arrêt Y.Y. c. Turquie (no 14793/08, §§ 35-43, CEDH 2015 (extraits)) qu’à cette date, la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres était impossible dans sept États membres du Conseil de l’Europe : l’Albanie, Andorre, Chypre, le Liechtenstein, Monaco, la République de Saint-Marin et « L’ex-République yougoslave de Macédoine ».
71. Il en résulte également que cette reconnaissance était subordonnée en droit à la stérilisation du demandeur dans vingt-quatre États membres du Conseil de l’Europe : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, la Fédération de Russie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, le Monténégro, la Norvège, la République tchèque, la Roumanie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine. Elle était possible dans seize États membres sans que la stérilisation soit requise en droit : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Estonie, l’Espagne, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, Malte, la Moldavie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède. La France (paragraphe 68 ci-dessus) et la Norvège (par une loi du 17 juin 2016) ont depuis lors rejoint ce second groupe. Le nombre d’États membres dans lesquels la reconnaissance n’est pas subordonnée en droit à la stérilisation est donc passé à dix-huit (s’y ajoute, en Europe, le Belarus), pour vingt-deux États dans lesquels elle l’est. Dans plusieurs de ces États, l’abandon de cette condition résulte d’une évolution récente du droit : un arrêt de la haute Cour administrative du 27 février 2009 en Autriche ; une loi du 15 mars 2010 au Portugal ; un arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 11 janvier 2011 en Allemagne ; une loi du 22 mai 2013 en Suède ; une loi du 18 décembre 2013 aux Pays-Bas ; une loi du 11 juin 2014 au Danemark ; une loi du 1er avril 2015 à Malte ; une loi du 15 juillet 2015 en Irlande ; un arrêt de la Cour de cassation du 21 juillet 2015 en Italie ; une loi du 17 juin 2016 en Norvège ; une loi du 12 octobre 2016 en France. Il apparaît en outre que plusieurs États membres sont en train de réévaluer ou ont l’intention de réévaluer les conditions de la reconnaissance légale de l’identité des personnes transgenres afin de lever celles qui seraient abusives (Comité des droits de l’homme du Conseil de l’Europe : rapport sur la mise en œuvre de la recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité de ministres sur les mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre ; CDDH(2013)R77 Addendum VI, 21 mars 2013).
72. Il ressort de plus de ce document notamment, qu’un psychodiagnostic figure parmi les conditions préalables à la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres dans trente-six États européens, et que seuls le Danemark, l’Islande, Malte et la Norvège ont adopté une législation mettant en place une procédure de reconnaissance qui exclut un tel diagnostic (s’y ajoutent, en Espagne, deux des dix-sept communautés autonomes).
V. DOCUMENTS DE SOURCE INTERNATIONALE
A. Dans le cadre du Conseil de l’Europe
1. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
73. En octobre 2009, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié un « document thématique » intitulé « droits de l’homme et identité de genre », dans lequel il prend notamment position contre le fait de subordonner la reconnaissance juridique de l’identité de genre des personnes transgenres à la réalisation d’une opération de stérilisation irréversible. Il souligne ce qui suit :
« (...) Il est à noter que les conditions à remplir pour faire rectifier le sexe indiqué dans les documents officiels varient énormément d’un pays à l’autre en Europe. En gros, on peut distinguer trois catégories de pays. Dans la première, la reconnaissance officielle n’est pas prévue du tout, ce qui constitue clairement une violation de la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg. Dans la deuxième, qui compte moins de pays, il n’est pas nécessaire de suivre un traitement hormonal ou de subir une quelconque intervention chirurgicale pour obtenir la reconnaissance officielle du genre souhaité. Il est possible d’obtenir la reconnaissance juridique de son genre en apportant la preuve d’une dysphorie de genre devant une autorité compétente comme les experts du ministère de la Santé (en Hongrie), un comité chargé de la rectification du genre à l’état civil (au Royaume-Uni) ou encore un médecin ou un psychologue clinicien. Dans la troisième catégorie de pays, qui comprend la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, la personne doit remplir une ou plusieurs des conditions suivantes : 1. avoir suivi un processus de conversion sexuelle sous contrôle médical – en général exclusivement auprès de certains médecins ou institutions agréés par l’État ; 2. avoir subi une opération de stérilisation irréversible ; 3. Avoir suivi une autre procédure médicale – un traitement hormonal, par exemple.
Ces conditions sont de toute évidence contraires au respect de l’intégrité physique de la personne. Le fait d’exiger comme préalable à la reconnaissance officielle du genre la stérilisation ou tout autre opération chirurgicale, c’est oublier que les personnes transgenres ne souhaitent pas toutes subir de telles interventions. De plus, ces opérations ne sont pas toujours médicalement possibles, accessibles ou abordables sans un financement de l’assurance maladie. Il se peut que le traitement ne corresponde pas aux souhaits et aux besoins du patient ou que le médecin spécialiste ne le prescrive pas. L’impossibilité d’accéder à la reconnaissance officielle de l’identité de genre sans ces traitements place les personnes transgenres dans une impasse. On ne peut que s’alarmer du fait que ces dernières semblent former le seul groupe en Europe soumis à une stérilisation prescrite légalement et imposée en pratique par l’État.
Il faut aussi noter