premiÈre section
AFFAIRE FADEÏEVA c. Russie
(Requête no 55723/00)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2005
DÉFINITIF
30/11/2005
En l'affaire Fadeïeva c. Russie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM.C.L. Rozakis, président,
P. Lorenzen,
MmesF. Tulkens,
N. Vajić,
S. Botoucharova,
MM.A. Kovler,
V. Zagrebelsky, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2004 et le 19 mai 2005,
Rend l'arrêt suivant, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 55723/00) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Nadejda Mikhaïlovna Fadeïeva (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 décembre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire pour les besoins de la procédure devant la Cour, a été représentée d'abord par Me I. Vanja, puis par Me K. Koroteïev et Me D. Vedernikova, avocats de Memorial, organisation non gouvernementale russe, ainsi que par Me B. Bowring et Me P. Leach, solicitors en Angleterre et au pays de Galles. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. P. Laptev, représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des Droits de l'Homme.
3. Dans sa requête, Mme Fadeïeva se plaignait notamment de la menace que faisait peser sur sa santé et son bien-être l'exploitation d'une aciérie située à proximité immédiate de son domicile. Elle invoquait à cet égard l'article 8 de la Convention.
4. La requête a initialement été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci a alors été constituée, conformément à l'article 26 § 1 du règlement, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention).
5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente affaire est ainsi échue à la première section telle que remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 16 octobre 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable. Elle a également résolu de recueillir auprès des parties des renseignements et des observations complémentaires puis de tenir une audience sur le fond de l'affaire.
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). L'audience publique a eu lieu à Strasbourg, au Palais des Droits de l'Homme, le 1er juillet 2004 (article 59 § 3).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.P. Laptev, représentant de la Fédération de Russie
devant la Cour européenne des Droits de l'Homme,
I. Berestnev,conseil,
MmeT. Gourniak,
MM.M. Stavrovskï,
M. Vinogradov,conseillers ;
– pour la requérante
MesK. Koroteïev,
D. Vedernikova,
B. Bowring,
P. Leach,conseils.
8. La Cour a entendu en leurs déclarations M. Laptev, Me Bowring, Me Leach et Me Koroteïev.
9. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente affaire a continué à être examinée par la première section telle qu'elle existait avant cette date.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espÈce
A. Le contexte
10. La requérante est née en 1949 et réside à Tcherepovets, ville abritant un centre sidérurgique de première importance située à quelque 300 kilomètres au nord-est de Moscou. En 1982, elle emménagea avec sa famille dans un appartement au no 1 de la rue Joukov, à 450 mètres environ d'une zone occupée par l'aciérie Severstal. Ce logement avait été donné à bail par l'aciérie à M. Nikolaï Fadeïev, l'époux de la requérante.
11. Construite au temps de l'Union soviétique, l'aciérie Severstal appartenait à l'époque au ministère de la Métallurgie de la République fédérative socialiste soviétique de Russie (RFSSR). Elle était – et demeure – la plus grande entreprise sidérurgique de Russie, assurant, directement ou indirectement, un emploi à 60 000 personnes environ. Afin de circonscrire les secteurs où la pollution générée par la production d'acier risquait d'être excessive, les autorités avaient délimité, pour la première fois en 1965, une zone tampon – « la zone de sécurité sanitaire » – autour du site où étaient implantées les installations de l'aciérie. Destinée en principe à isoler le site industriel des quartiers résidentiels de Tcherepovets, la zone en question s'étendait alors sur un rayon de 5 000 mètres autour de l'aciérie. Mais en réalité, des milliers de personnes y vivaient, notamment les membres de la famille de la requérante. Les immeubles d'habitation bâtis dans cette zone appartenaient à l'aciérie et étaient principalement affectés au logement de ses salariés, lesquels y occupaient des appartements en location viagère (voir ci-dessous « Le droit et la pratique internes pertinents »). Un décret du 10 septembre 1974 pris par le Conseil des ministres de la RFSSR imposa au ministère de la Métallurgie de reloger, pour 1977 au plus tard, les habitants de la zone de sécurité sanitaire qui vivaient dans les secteurs nos 213 et 214, ce qui ne fut pas fait.
12. En 1990, un programme relatif à « l'amélioration de la qualité de l'environnement à Tcherepovets » fut adopté par le gouvernement de la RFSSR. Il indiquait que « les concentrations de substances toxiques dans l'air de la ville [étaient] de nombreuses fois supérieures aux normes acceptables » et que le taux de mortalité des résidents de Tcherepovets était plus élevé que la moyenne. Il précisait en outre que beaucoup de personnes habitaient encore dans la zone de sécurité sanitaire délimitée autour de l'aciérie. Il enjoignait à celle-ci de réduire le volume de ses rejets polluants de manière à ce que, en 1998 au plus tard, ils se situent à des niveaux ne présentant pas de danger pour la santé, et préconisait un certain nombre de mesures techniques à cet effet. Il prescrivait également à l'entreprise de financer la construction de 20 000 mètres carrés d'immeubles d'habitation par an pour reloger les personnes installées dans la zone tampon.
13. L'arrêté municipal no 30, adopté le 18 novembre 1992, modifia les limites de la zone de sécurité sanitaire, dont il réduisit le périmètre à 1 000 mètres.
14. En 1993, l'aciérie fut privatisée et acquise par la société Severstal PLC. A l'occasion de cette privatisation, les immeubles d'habitation dont l'entreprise était propriétaire dans la zone en question furent cédés à la commune de Tcherepovets.
15. Le 3 octobre 1996, le gouvernement de la Fédération de Russie adopta le décret no 1161 relatif au programme fédéral spécial « Amélioration de la qualité de l'environnement et de la santé publique à Tcherepovets » pour la période 1997-2010 (auquel fut substitué en 2002 un nouveau programme fédéral spécial intitulé « Ecologie et ressources naturelles de la Russie »), dont la mise en œuvre fut financée par la Banque mondiale. Le deuxième paragraphe du programme de 1996 était ainsi libellé :
« Les concentrations de certaines substances polluantes dans les quartiers résidentiels de la ville sont de vingt à cinquante fois supérieures aux limites maximales autorisées (LMA)[[1]] (...) Le plus important « contributeur » à la pollution de l'air est Severstal PLC, responsable de 96 % du volume total des émissions. C'est dans les quartiers jouxtant le site industriel de Severstal que l'on enregistre les niveaux de pollution atmosphérique les plus élevés. Les rejets de produits toxiques dans l'atmosphère sont essentiellement dus à l'emploi, dans la métallurgie et d'autres industries, de technologies et d'équipements obsolètes et dangereux sur le plan écologique ainsi qu'à la faible efficacité des systèmes de purification des gaz. La situation est aggravée par l'imbrication presque totale des quartiers résidentiels et des secteurs industriels de la ville, qui ne sont pas séparés par des zones de sécurité sanitaire. »
Le décret indiquait également que « la situation environnementale de la ville a[vait] pour conséquence une dégradation continue de la santé publique ». Il précisait notamment que sur la période 1991-1995 la prévalence des maladies infantiles était passée de 345 à 945 pour mille pour les troubles respiratoires, de 3,4 à 11 pour mille pour les hémopathies et les pathologies hématogènes, et de 33,3 à 101,1 pour mille pour les dermatoses. Il soulignait également que les niveaux élevés de pollution atmosphérique étaient responsables de l'augmentation des maladies respiratoires et des hémopathies chez les adultes de Tcherepovets ainsi que de l'accroissement des cas de cancers mortels.
16. La plupart des recommandations figurant dans le programme de 1996 se rapportaient au fonctionnement de l'aciérie Severstal. Le décret énumérait en outre un certain nombre de mesures devant être prises à l'échelle de la ville, parmi lesquelles figurait le relogement de quelque 18 900 personnes résidant dans le périmètre de sécurité établi autour du site industriel en cause. Il se dégage du programme en question que la majeure partie des fonds nécessaires à la réinstallation de ces personnes devait être fournie par l'Etat, mais il semble que Severstal PLC ait continué les années suivantes à verser des sommes pour le relogement des résidents de la zone concernée, du moins de ceux qui vivaient dans les secteurs nos 213 et 214. C'est ainsi qu'en application de l'arrêté no 1260 pris par le maire de Tcherepovets le 4 avril 2004 les habitants des immeubles de la rue Gagarine furent réinstallés dans un autre quartier de la cité en 2004. Une lettre de l'édile datée du 3 juin 2004 précisait que Severstal avait financé environ un tiers du coût de cette opération.
17. Le 9 août 2000, l'inspecteur en chef de la santé publique de Tcherepovets décida que la zone de sécurité sanitaire à établir autour des principales sources de pollution industrielle devait avoir un rayon de 1 000 mètres. Cette décision ne fut toutefois pas suivie d'un travail de délimitation précise. En 2002, la commune exerça un recours en excès de pouvoir contre l'arrêté no 30 qu'elle avait adopté elle-même en 1992 et qui fixait les limites de la zone en question (paragraphe 13 ci-dessus). Le 13 juin 2002, le tribunal municipal de Tcherepovets confirma que la commune n'avait pas compétence pour définir le rayon de la zone litigieuse à l'époque pertinente et prononça en conséquence la nullité de l'acte attaqué. Les limites de la zone de sécurité sanitaire autour du site de l'usine Severstal ne sont toujours pas définies à l'heure actuelle.
18. La réalisation du programme gouvernemental de 1996 fut abandonnée en 2001, et les mesures qu'il prévoyait furent reprises dans le chapitre pertinent du sous-projet intitulé « Normes relatives à la qualité de l'environnement » et intégré dans le programme fédéral spécial « Ecologie et ressources naturelles de la Russie (2002-2010) ».
19. D'après une lettre du maire de Tcherepovets datée du 3 juin 2004, l'aciérie Severstal était responsable de plus de 95 % des émissions industrielles mesurées dans l'air de la ville en 1999. Le rapport national sur l'environnement pour l'année 1999 indique que de toutes les usines métallurgiques implantées sur le territoire russe cette aciérie était à l'époque celle qui contribuait le plus à la pollution atmosphérique.
B. Les démarches effectuées par la requérante pour obtenir un relogement hors de la zone concernée
1. La première procédure judiciaire
20. En 1995, la requérante et sa famille, auxquelles se joignirent plusieurs autres occupants de l'immeuble où elles habitaient, demandèrent en justice leur relogement hors de la zone concernée. L'intéressée fit valoir que les concentrations de substances toxiques et les niveaux sonores mesurés dans le périmètre de sécurité sanitaire dépassaient les limites maximales autorisées fixées par la législation russe. Elle alléguait que le secteur en question était insalubre et qu'y résider pouvait présenter un risque pour la santé et la vie. Au soutien de sa demande, elle invoquait principalement le règlement d'urbanisme adopté par la ville en 1989 (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous), dont les dispositions imposaient selon elle aux propriétaires de l'aciérie de prendre des mesures écologiques dans la zone litigieuse, et notamment de reloger les habitants de celle-ci dans des quartiers bénéficiant d'un environnement sain. Elle soutenait que Severstal avait manqué à cette obligation.
21. Le 17 avril 1996, le tribunal municipal de Tcherepovets examina l'action introduite par la requérante. Il constata que l'immeuble de la rue Joukov où celle-ci vivait était situé dans la zone de sécurité sanitaire de l'aciérie Severstal. Il releva que jusqu'en 1993 l'appartement occupé par l'intéressée avait appartenu au ministère de la Métallurgie, qui était également propriétaire de l'usine, que celle-ci était passée dans le secteur privé lors de la privatisation intervenue en 1993 et que le logement de la requérante avait à cette occasion été cédé aux autorités locales. Se fondant sur le décret ministériel de 1974, il estima que ces dernières avaient l'obligation de reloger l'ensemble des personnes habitant la zone concernée et observa qu'elles ne l'avaient pas fait. Sur la base de ces constatations, il jugea la demande de la requérante bien fondée en principe et déclara qu'en vertu du droit interne l'intéressée pouvait prétendre à un relogement. Toutefois, au lieu de joindre au dispositif de son jugement une injonction de reloger Mme Fadeïeva, il ordonna aux autorités locales d'inscrire celle-ci sur une « liste d'attente prioritaire d'attribution d'un autre appartement municipal » (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous). Il indiqua en outre que le relogement de la requérante était tributaire de la disponibilité de fonds.
22. L'intéressée interjeta appel de ce jugement. Elle considérait que l'obligation de la reloger incombait à l'aciérie et non à la commune, et soutenait par ailleurs qu'en ordonnant son inscription sur une liste d'attente le tribunal municipal avait dénaturé l'objet de sa demande, qui tendait à l'attribution immédiate d'un nouveau logement. Selon elle, l'exécution du jugement en question dépendait de tellement de facteurs (existence d'une injonction de reloger, nombre de personnes inscrites sur la liste d'attente, disponibilité de fonds pour le relogement, etc.) qu'elle en devenait illusoire.
23. Le 7 août 1996, la cour régionale de Vologda confirma partiellement le jugement contesté, estimant que l'appartement de l'appelante était situé dans la zone de sécurité sanitaire de l'aciérie Severstal et que l'obligation de reloger la requérante dans un quartier salubre incombait à la commune. Elle retrancha cependant du dispositif de la décision attaquée la mention selon laquelle la disponibilité de fonds constituait une condition préalable au relogement de l'intéressée.
24. Le tribunal du premier degré rendit une ordonnance d'exécution, qu'il communiqua à un huissier de justice, mais la décision en question ne put être immédiatement exécutée. Selon les explications fournies par l'adjoint au maire de Tcherepovets dans une lettre du 11 décembre 1996, l'absence de réglementation définissant la procédure de relogement des résidents hors du secteur concerné faisait obstacle à l'exécution de la décision.
25. Le 10 février 1997, l'huissier décida d'abandonner la procédure d'exécution au motif qu'aucune « liste d'attente prioritaire » n'avait été constituée en vue de l'attribution de nouveaux logements aux résidents de la zone de sécurité sanitaire.
2. La seconde procédure judiciaire
26. La requérante engagea en 1999 une nouvelle action contre la commune aux fins de l'exécution immédiate du jugement du 17 avril 1996. Elle soutenait notamment que les émissions toxiques et les nuisances acoustiques continuelles provenant des installations industrielles de Severstal PLC portaient atteinte à son droit fondamental au respect de sa vie privée et de son domicile, protégé tant par la Constitution russe que par la Convention européenne des Droits de l'Homme. Elle réclamait l'attribution d'un appartement dans un quartier salubre ou l'octroi d'une somme destinée à l'acquisition d'un autre logement.
27. Le 27 août 1999, les services municipaux inscrivirent l'intéressée, sous le numéro 6820, sur la liste d'attente générale des demandeurs de logement (voir « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessous).
28. Le 31 août 1999, le tribunal municipal de Tcherepovets débouta la requérante. Après avoir constaté qu'il n'existait pas de « liste d'attente prioritaire » pour le relogement des habitants des zones de sécurité sanitaire, qu'aucun immeuble municipal n'avait été affecté à cette fin et que l'intéressée avait été dûment inscrite sur la liste d'attente générale, il considéra que le jugement du 17 avril 1996 avait reçu exécution et qu'il n'y avait pas lieu de prendre des mesures complémentaires. La cour régionale de Vologda confirma cette décision le 17 novembre 1999.
C. Les taux de pollution mesurés sur le lieu de résidence de la requérante
29. La qualité de l'air de Tcherepovets fait l'objet de contrôles réguliers de la part des autorités de l'Etat. Pour surveiller le niveau de la pollution, l'agence nationale d'hydrométéorologie dispose de quatre stations de contrôle fixes, dont une (la station no 1) est située au no 4 de la rue Joukov, à 300 mètres de l'immeuble de la requérante. Les analyses réalisées par les autorités portent sur les taux d'émission de treize éléments toxiques (le dioxyde d'azote, l'ammoniaque, le monoxyde de carbone, la poussière, le sulfure d'hydrogène, le sulfure de carbone, le phénol, le formaldéhyde, le dioxyde de soufre, l'oxyde nitrique, le manganèse, le benzopyrène et le plomb). Deux des quatre stations de contrôle fixes de l'agence nationale d'hydrométéorologie mesurent seulement les concentrations des huit premières substances susmentionnées. La station no 1 enregistre en outre les teneurs en dioxyde de soufre, en oxyde nitrique, en plomb, en benzopyrène et en manganèse, la station no 2 les émissions de benzopyrène, de manganèse et de dioxyde de soufre. A cela s'ajoutent les analyses atmosphériques que l'agence nationale de contrôle sanitaire effectue régulièrement à des distances de un, deux, cinq, sept et dix-neuf kilomètres de l'aciérie. Enfin, la société Severstal PLC possède son propre système de contrôle, qui est capable de mesurer séparément les émissions de chacune des installations industrielles de l'usine.
30. Il semble que les données de première main relatives à la pollution atmosphérique recueillies soit par les stations de contrôle de l'Etat soit par Severstal ne soient pas accessibles au public. Tant le Gouvernement que la requérante ont produit un certain nombre de documents officiels contenant des informations générales sur la pollution industrielle de la ville et dont les passages pertinents sont résumés dans les paragraphes ci-dessous ainsi que dans l'annexe au présent arrêt.
1. Les informations auxquelles se réfère la requérante
31. L'intéressée soutient que l'air près de son logement contenait et contient toujours une quantité de substances toxiques excédant en permanence les limites maximales autorisées par la législation russe. Elle affirme qu'au cours de la période 1990-1999 la concentration moyenne annuelle de poussières présentes dans l'air de la zone de sécurité sanitaire de l'aciérie Severstal était de 1,6 à 1,9 fois supérieure à la LMA, tandis que les teneurs en sulfure de carbone et en formaldéhyde étaient respectivement de 1,4 à 4 fois et de 2 à 4,7 fois supérieures à cette limite (chiffres communiqués par le centre de contrôle sanitaire de Tcherepovets). La requérante ajoute que l'agence nationale d'hydrométéorologie de Tcherepovets a qualifié d'« élevés », voire de « très élevés », les niveaux de pollution atmosphérique enregistrés sur la période 1997-2001 et précisé que des concentrations excessives d'autres éléments dangereux tels que le sulfure d'hydrogène et l'ammoniaque avaient aussi été relevées au cours de la même période.
32. En ce qui concerne l'année 2002, l'intéressée a produit un rapport établi par l'antenne pour la région Nord de l'agence nationale d'hydrométéorologie et de surveillance de l'environnement. Ce document indique notamment que la teneur moyenne annuelle en poussières de l'air était en 2002, à proximité du logement de l'intéressée, 1,9 fois supérieure à la LMA et que la concentration maximale à court terme de ce polluant était 2 fois supérieure à cette limite. Une surconcentration de monoxyde de carbone fut relevée en juillet près de l'appartement de la requérante : la concentration maximale à court terme de ce gaz était 7 fois plus élevée que la LMA. Selon l'agence, la teneur annuelle moyenne de formaldéhyde dans l'air de la ville avait une valeur triple de celle de la LMA. La concentration annuelle moyenne de sulfure de carbone à proximité du logement de l'intéressée était 2,9 fois supérieure à la LMA. Les concentrations maximales à court terme de phénol et de sulfure d'hydrogène étaient respectivement 4 et 4,5 fois supérieures à cette limite.
33. La requérante s'appuie également sur des informations publiées sur le site Internet de la Direction de l'agence nationale d'hydrométéorologie pour la région Nord, selon lesquelles la concentration de formaldéhyde relevée en avril 2004 à Tcherepovets dépassait les normes et la concentration mensuelle moyenne de formaldéhyde enregistrée en mars 2004 était 5 fois supérieure à la LMA.
34. L'intéressée a produit par ailleurs un rapport d'étude sur l'« efficacité économique des mesures de santé publique concernant Severstal PLC » rédigé par le Centre de conception et de réalisation des projets internationaux d'assistance technique, organisme public institué en 1993 et relevant de la Commission nationale pour la protection de l'environnement de l'époque. L'étude en question avait été commandée par la municipalité de Tcherepovets, qui souhaitait disposer d'une analyse de la rentabilité de diverses mesures préconisées par le programme fédéral de 1996. Le groupe d'experts mandaté à cette fin eut accès aux données concernant cinquante-huit substances polluantes présentes dans les rejets de l'aciérie Severstal, parmi lesquelles il sélectionna les treize composants les plus toxiques afin de déterminer leur incidence sur le taux de mortalité des habitants de la ville au moyen d'un modèle de dispersion spécifique. Il étudia ensuite la manière dont la mise en œuvre de chacune des recommandations formulées dans le programme fédéral pouvait contribuer à la diminution de la concentration de ces polluants et, par voie de conséquence, à la baisse du taux de mortalité.
35. En avril 2004, la requérante déclara à la Cour que des informations complémentaires sur la pollution atmosphérique pouvaient être sollicitées auprès du gouvernement défendeur. Elle souhaitait en particulier que soient communiqués : a) les données primaires concernant les émissions de l'aciérie Severstal, notamment les caractéristiques physiques des cheminées et le volume annuel des composés chimiques rejetés par chacun des procédés industriels mis en œuvre dans l'usine ; b) les paramètres du modèle de dispersion utilisé pour évaluer, sur la base des données primaires susmentionnées, les concentrations respectives de treize polluants toxiques dans l'air ambiant sur chacun des sites repérés par leurs abscisses et leurs ordonnées respectives sur la grille cartographique de Tcherepovets. Elle précisait que ces renseignements pouvaient être obtenus auprès du Centre de conception et de réalisation des projets internationaux d'assistance technique (paragraphe 34 ci-dessus). Elle souhaitait également que soient communiquées les informations relatives à la qualité de l'air ambiant à Tcherepovets qui avaient été recueillies au cours de la période 1998-1999 dans le cadre du Projet de gestion de l'environnement de la Fédération de Russie, dont la réalisation avait bénéficié du concours financier de la Banque mondiale. En mai 2004, la Cour invita le gouvernement défendeur à lui communiquer les renseignements demandés par l'intéressée.
2. Les informations auxquelles se réfère le gouvernement défendeur
36. Le Gouvernement a présenté en juin 2004 un rapport établi par les services municipaux de la ville de Tcherepovets et intitulé « Etude sur la situation écologique de Tcherepovets et sur la corrélation de celle-ci avec les activités de [la société Severstal PLC] jusqu'en 2004 ».
37. Selon ce document, l'état de l'environnement à Tcherepovets s'est amélioré au cours des dernières années. Le volume annuel total des émissions polluantes rejetées dans la ville aurait baissé de 6,4 % entre 1999 et 2003, passant de 370,5 à 346,7 milliers de tonnes. La quantité totale des rejets émis par les installations industrielles de Severstal PLC sur la même période aurait diminué de 5,7 %, passant de 355,3 à 333,2 milliers de tonnes, cependant que la proportion des analyses réalisées par les stations de contrôle fixes mettant en évidence une qualité médiocre de l'air chutait de 32,7 % à 26 %.
38. Le rapport indique en outre que les données recueillies par quatre stations de contrôle fixes de l'agence nationale d'hydrométéorologie révèlent une réduction significative des concentrations d'un certain nombre de substances dangereuses entre 1999 et 2003 :
i. la teneur en poussières serait passée de 0,2 mg/m3 (1,28 LMA) à 0,11 mg/m3 (0,66 LMA) ;
ii. la teneur en sulfure d'hydrogène serait passée de 0,016 mg/m3 (3,2 LMA) à 0,006 mg/m3 (1,2 LMA) ;
iii. la teneur en phénols serait passée de 0,018 mg/m3 (0,6 LMA) à 0,0014 mg/m3 (0,47 LMA).
39. Le rapport précise que les niveaux de pollution mesurés à proximité du logement de la requérante ne sont pas systématiquement plus élevés que ceux constatés dans d'autres quartiers de la ville. Ainsi, les concentrations moyennes quotidiennes mesurées en 2003 par les stations nos 1, 2, 3 et 4 pour le dioxyde d'azote auraient été respectivement de 0,025 mg/m3, 0,034 mg/m3, 0,025 mg/m3 et 0,029 mg/m3 et, pour l'ammoniaque, de 0,016 mg/m3, 0,017 mg/m3, 0,005 mg/m3 et 0,0082 mg/m3. Les quantités de phénol relevées par les stations nos 1, 2 et 4 auraient été respectivement de 0,014 mg/m3, 0,015 mg/m3 et 0,0012 mg/m3. Quant au formaldéhyde, les analyses réalisées par les stations nos 1, 2, 3 et 4 auraient révélé des teneurs de 0,019 mg/m3, 0,012 mg/m3, 0,018 mg/m3, et 0,02 mg/m3 respectivement.
40. Le rapport indique également que les concentrations moyennes annuelles d'oxyde nitrique, de plomb, de manganèse, de dioxyde d'azote, d'ammoniaque, de sulfure d'hydrogène, de phénol, de monoxyde de carbone et de sulfure de carbone mesurées n'excèdent pas les LMA. Les poussières, le formaldéhyde et le benzopyrène seraient les seuls éléments pour lesquels des concentrations annuelles excessives auraient été enregistrées. Les mesures effectuées dans la partie résidentielle de la ville sous le « panache » rejeté par l'aciérie montreraient que la qualité de l'air a connu une certaine amélioration entre 1999 et 2003. Ainsi la proportion d'analyses mettant en évidence une qualité médiocre de l'air serait-elle passée de 13,2 % en 1999 à 12,7 % en 2003. Le rapport insiste sur la diminution de cette proportion, qui serait passée de 18,4 % à 14,2 % pour les mesures effectuées à 1 000 mètres de l'usine et de 14,05 % à 12,8 % pour celles réalisées à 3 000 mètres. Il signale en outre que l'évolution est positive pour un certain nombre de polluants précis : en ce qui concerne les mesures effectuées dans un périmètre de 1 000 mètres autour de l'aciérie, la proportion d'analyses négatives serait passée de 50 % en 1999 à 47 % en 2003 pour le dioxyde d'azote, de 75 % en 1999 à 20 % en 2003 pour le sulfure d'hydrogène et de 52 % en 1999 à 38 % en 2003 pour le phénol.
41. Le rapport contient par ailleurs des indications générales sur les niveaux moyens de pollution enregistrés sur la période 1999-2003 par quatre stations fixes de l'agence nationale d'hydrométéorologie. Le Gouvernement fait également état de mesures réalisées par la station no 1 qui montreraient une baisse des valeurs annuelles tant moyennes que maximales du taux de pollution par rapport à la situation qui prévalait il y a dix ou vingt ans. Les informations les plus importantes figurant dans le rapport se trouvent résumées dans l'annexe au présent arrêt.
42. Le Gouvernement a produit en outre des extraits d'un rapport rédigé en juin 2004 par l'inspecteur en chef de la santé publique de la région de Vologda en vue d'une nouvelle délimitation du périmètre de sécurité sanitaire. Ce rapport indique que 94 à 97 % du volume total de la pollution atmosphérique de Tcherepovets étaient encore imputables à Severstal en 2004 et que les émissions de l'aciérie contenaient quatre-vingts substances polluantes. Il précise par ailleurs qu'en dépit de la réduction significative de la pollution observée ces dernières années les concentrations maximales de « cinq polluants prioritaires » (les poussières contenant plus de 20 % d'oxyde de silicium, les poussières de ferroalliages, le dioxyde d'azote, la naphtaline et le sulfure d'hydrogène) demeuraient supérieures aux normes de sécurité dans un rayon de un à cinq kilomètres autour de l'usine. Le rapport ajoute que « plus de 150 000 personnes vivent dans un secteur où le seuil de risque admissible est dépassé », et il énumère un certain nombre de mesures propres à ramener la teneur de l'air en naphtaline et en ferroalliages à des niveaux de sécurité acceptables d'ici 2010. Il énonce que la concentration de l'ensemble des substances toxiques rejetées par l'aciérie Severstal dans la couche inférieure de l'atmosphère devrait se situer en deçà de la limite maximale autorisée d'ici 2015.
43. Le Gouvernement déclare enfin que si la Cour estime utile de disposer des documents réclamés par la requérante, que les représentants de celle-ci qualifient de source d'informations de première main sur la pollution atmosphérique, « les autorités de la Fédération de Russie suggèrent que communication en soit demandée à Me Koroteïev [l'un des représentants de Mme Fadeïeva] ».
D. Effets de la pollution sur la requérante
44. Depuis 1982, Mme Fadeïeva est suivie par la clinique de l'hôpital no 2 de Tcherepovets. Selon le Gouvernement, le dossier médical tenu par la clinique en question n'établit aucun lien entre la dégradation de l'état de santé de la requérante et l'insalubrité alléguée de son lieu de résidence.
45. En 2001, une équipe médicale de la clinique réalisa, dans le cadre d'une obligation routinière, des bilans de santé des personnes employées sur le lieu de travail de la requérante. Des symptômes de maladie professionnelle furent détectés chez cinq d'entre elles, au nombre desquelles figurait Mme Fadeïeva. Le diagnostic fut par la suite confirmé. Dans un rapport médical daté du 30 mai 2002, l'hôpital du Centre scientifique d'hygiène et de santé publiques du Nord-Ouest (Saint-Pétersbourg) établit en effet que la requérante souffrait de plusieurs pathologies du système nerveux : neuropathie motrice et sensorielle progressive des membres supérieurs d'origine professionnelle, accompagnée d'une paralysie des deux nerfs médians du canal carpien (diagnostic primaire), ostéochondrose du rachis vertébral, polyarthrite rhumatoïde des rotules, dégénérescence modérée de la gaine myélinique, inflammation gastro-duodénale chronique, hypermétropie de premier degré et presbytie (diagnostics associés). Si le rapport en question ne fournit aucune conclusion précise sur les causes de ces affections, il indique qu'« un travail exposant [le patient] à des vibrations, à la pollution toxique et à des conditions climatiques difficiles » serait de nature à les aggraver.
46. En 2004, la requérante a produit un rapport intitulé « Evaluation des risques pour la santé humaine liés aux concentrations de polluants aux abords de l'aciérie Severstal à Tcherepovets », que le docteur Mark Tchernaïk[2] avait établi à sa demande. L'auteur y pronostique chez les personnes résidant dans la zone concernée une prévalence supérieure à la moyenne des troubles de l'odorat, des infections respiratoires, des inflammations nasales, des toux, des céphalées, des anomalies thyroïdiennes, des cancers du nez et des voies respiratoires, des irritations chroniques des yeux, du nez et de la gorge, et des altérations des fonctions neurocomportementales, neurologiques, cardiovasculaires et reproductives. Le rapport conclut :
« Les polluants toxiques présents en quantités anormalement élevées dans le périmètre de sécurité sanitaire de Tcherepovets sont tous des substances gazeuses caractéristiques des rejets émis par les usines sidérurgiques (en particulier par les unités de production de coke métallurgique), que l'on ne retrouve généralement pas dans les autres types d'installations industrielles.
Il est dès lors raisonnable de conclure que les émissions insuffisamment contrôlées de l'aciérie Severstal sont l'une des causes principales de la prévalence excessive des affections susmentionnées dans la population qui réside à l'intérieur du périmètre de sécurité sanitaire de Tcherepovets. »
47. La requérante a par ailleurs soumis une note d'information rédigée par le service de l'environnement de la municipalité de Tcherepovets qui recommande aux habitants de la commune de rester chez eux et de limiter leurs activités physiques en cas de « conditions climatiques défavorables », c'est-à-dire lorsque le vent propage vers la ville les émissions rejetées par l'aciérie. La note fournit par ailleurs des conseils diététiques et précise que les mesures restrictives qu'elle préconise sont principalement dues aux rejets de l'aciérie Severstal. La requérante s'appuie enfin sur une lettre du centre de contrôle sanitaire de Tcherepovets datée du 20 septembre 2001 selon laquelle les admissions d'enfants dans les centres de soins locaux augmentent de 30 % lorsque les « conditions climatiques défavorables » évoquées ci-dessus prévalent.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Normes relatives à l'environnement
48. L'article 42 de la Constitution de la Fédération de Russie est ainsi libellé :
« Chacun a droit à un environnement favorable et à une information fiable sur l'état de celui-ci ainsi qu'à la réparation du préjudice causé à sa santé ou à ses biens par une infraction écologique. »
49. La loi fédérale du 30 mars 1999 relative à la sécurité sanitaire (О санитарно-эпидемологическом благополучии населения) impose au service sanitaire fédéral de définir des normes destinées à protéger la santé publique contre les nuisances environnementales. Pareilles normes sont appliquées notamment pour l'évaluation de la qualité de l'air en milieu urbain : la pollution atmosphérique y est appréciée au regard des « limites maximales autorisées » (LMA), lesquelles sont des unités de mesure de concentration atmosphérique fixées pour divers éléments polluants. Selon l'article 2.1 du règlement sanitaire du 17 mai 2001 et l'article 1 de la loi de 1999 sur la protection de l'atmosphère, l'air d'une zone déterminée ne présente pas de danger pour la santé et le bien-être de la population qui réside dans le secteur en question lorsque les concentrations respectives des polluants concernés ne dépassent pas les LMA. L'article 2.2 du règlement sanitaire énonce que pour chaque polluant la concentration ne doit pas excéder 1 LMA dans les secteurs résidentiels et 0,8 LMA dans les espaces récréatifs.
50. La loi du 4 mai 1999 sur la protection de l'atmosphère (Об охране атмосферного воздуха) confie à l'agence fédérale de l'environnement la mission de définir les normes écologiques applicables aux diverses sources de pollution (telles que les voitures, les exploitations agricoles, les installations industrielles, etc.). Les agences régionales de l'environnement veillent à ce que chacune des entreprises concernées respecte ces normes générales. Selon l'article 16 de la loi, aucune activité industrielle ne doit en principe générer des niveaux de pollution supérieurs aux LMA. Toutefois, les articles 1 et 12 de la loi habilitent les agences régionales de l'environnement à délivrer à certaines entreprises des permis de dépasser temporairement les limites fixées lorsque les nécessités du développement économique de la région concernée l'exigent. Chaque autorisation de ce type doit s'accompagner d'un programme de réduction graduelle des émissions toxiques à des niveaux ne présentant pas de danger pour la santé.
B. Les zones de sécurité sanitaire
1. La législation
51. En vertu des articles 3.5 et 3.6 du règlement sanitaire de 1996 établi en application du décret no 41 pris par le service sanitaire fédéral le 31 octobre 1996, toute entreprise polluante doit établir autour de ses installations une « zone de sécurité sanitaire », zone tampon destinée à isoler les sources de pollution des quartiers résidentiels urbains (les règlements sanitaires de 2000, 2001 et 2003, qui ont remplacé le règlement de 1996, comportent des dispositions similaires). La pollution peut dépasser les LMA dans cette zone.
52. Le règlement sanitaire définit pour chaque type d'entreprise le rayon minimum de la zone en question. Selon le règlement de 1996, une aciérie de la taille de Severstal devait établir une zone tampon d'un rayon de 2 000 mètres. Le règlement du 1er octobre 2000 prescrivait une zone d'un rayon d'au moins 1 000 mètres pour un site industriel métallurgique de la taille de Severstal. Le service sanitaire fédéral peut dans certains cas ordonner l'extension de la zone en question, notamment lorsque la concentration atmosphérique de substances toxiques relevée au-delà des limites de celle-ci dépasse les LMA. Ces dispositions ont été confirmées par des règlements sanitaires pris le 17 mai 2001 et le 10 avril 2003.
53. L'article 3.6 du règlement d'urbanisme de 1989 impose aux entreprises de prendre toutes les mesures nécessaires pour délimiter (обустроить) conformément à la loi leurs zones de sécurité sanitaire respectives en vue de limiter la pollution.
54. L'article 3.8 de ce même règlement interdit l'implantation d'immeubles d'habitation dans les zones de sécurité sanitaire. Cette interdiction fut par la suite reprise dans l'article 43 du code de l'urbanisme (Градостроительный Кодекс) de 1998 ainsi que dans les règlements sanitaires du 17 mai 2001 et du 10 avril 2003. Selon l'article 3.3.3 du règlement sanitaire de 2001, tout projet de création d'une zone de sécurité sanitaire doit faire figurer le relogement des personnes qui y résident parmi ses objectifs hautement prioritaires. La réinstallation des habitants des zones de sécurité établies autour d'entreprises déjà en activité n'est en revanche pas expressément requise.
55. L'article 10 § 5 du code de l'urbanisme de 1998 se lit ainsi :
« Lorsqu'un intérêt national ou local exige que des activités de nature économique ou autre soient menées dans des secteurs présentant des conditions écologiques défavorables, il reste possible d'habiter dans ces secteurs, mais uniquement à titre provisoire et aux conditions prévues par un plan d'urbanisme spécial (...) »
2. La pratique
56. Selon la décision no Ф08-1540/2003 rendue le 3 juin 2003 par le tribunal fédéral de commerce pour le Caucase du Nord, les autorités peuvent ordonner la cessation des activités d'une entreprise ayant manqué à son obligation légale d'établir une zone de sécurité sanitaire autour de ses installations[3].
57. La requérante a par ailleurs produit un extrait de l'arrêt rendu par la Cour suprême de la Fédération de Russie dans l'affaire Ivachtchenko c. Chemins de fer de Krasnoïarsk (publié dans le recueil « Aperçu de la jurisprudence de la Cour suprême », Бюллетень Верховного Суда РФ, № 9, du 15 juillet 1998, § 22). Dans l'espèce rapportée, une requérante qui avait dû quitter le logement délabré qu'elle occupait avait demandé sa réinstallation immédiate. Les juges du fond l'avaient déboutée au motif que les relogements ne pouvaient se faire que suivant l'ordre de priorité établi à cet effet (l'intéressée devait dès lors être inscrite sur la liste d'attente). La Cour suprême cassa leur décision par un arrêt ainsi motivé :
« Le logement [de la requérante] est non seulement vétuste, mais situé à trente mètres d'une voie de chemin de fer et à l'intérieur de la zone de sécurité sanitaire qui entoure celle-ci, ce qui est contraire au règlement sanitaire applicable (aucun immeuble d'habitation ne doit être situé dans la zone en question, dont le rayon mesure cent mètres). »
La Cour suprême renvoya l'affaire devant la juridiction de première instance en enjoignant à celle-ci de désigner un logement qui serait attribué à la plaignante en remplacement de celui qu'elle occupait.
58. Dans la décision rendue par lui le 11 février 2002 dans une affaire relative au relogement de Mme Lediayeva, une autre habitante de la zone de sécurité sanitaire entourant l'aciérie Severstal, le présidium de la cour régionale de Vologda déclara notamment ce qui suit :
« Faute d'avoir recherché si les mesures prises en vue du relogement des résidents de la zone de sécurité sanitaire étaient suffisantes au regard de la gravité de la menace pesant sur les requérants, les juges du premier degré n'ont pu à bon droit décider que l'application [à Mme Lediayeva] de la procédure d'inscription sur la liste d'attente d'attribution d'un nouveau logement prévue par la loi sur le logement pouvait être considérée comme offrant à l'intéressée une réelle possibilité de vivre dans un environnement ne présentant pas de risque pour sa vie et sa santé. »
Il exprima par ailleurs des doutes sur le point de savoir si la réinstallation des habitants de la zone en question relevait de la responsabilité de l'Etat.
C. Aperçu historique de la législation russe en matière de logement
59. Pendant la période soviétique, la plupart des logements bâtis en Russie appartenaient à des organismes publics ou à des entreprises d'Etat et étaient loués à vie aux occupants. Au cours des années 90, de vastes programmes de privatisation furent menés. Certains immeubles ne furent toutefois pas privatisés mais cédés aux autorités locales.
60. A l'heure actuelle, une partie de la population russe est encore locataire de logements municipaux en raison des avantages que cette situation comporte. Les titulaires d'un bail municipal sont en effet exonérés de taxe foncière et paient des loyers nettement moins élevés que ceux pratiqués sur le marché, tout en disposant des droits d'usage et de contrôle les plus étendus sur les logements concernés. Ceux qui remplissent les conditions fixées par la loi peuvent solliciter des autorités locales l'attribution d'un nouveau logement.
61. D'un point de vue historique, la faculté de demander l'octroi d'un nouveau logement faisait partie des droits socioéconomiques fondamentaux reconnus par la législation soviétique. Le code soviétique de l'habitat, dans sa version du 24 juin 1983, qui était encore en vigueur à l'époque des faits, donnait à tout locataire dont les conditions de vie ne répondaient pas aux normes applicables le droit de se faire inscrire sur une liste d'attente d'attribution d'un nouveau logement municipal établie par les autorités locales. La liste en question fixait un ordre de priorité pour l'attribution des logements disponibles.
62. Toutefois, le fait de figurer sur cette liste ne donnait pas aux inscrits le droit d'exiger de l'Etat l'octroi d'un nouveau logement à des conditions particulières ou dans un délai déterminé. Certaines catégories de personnes – notamment les magistrats, les policiers et les handicapés – pouvaient demander leur inscription sur une « liste d'attente prioritaire » spéciale. Le droit russe ne semblait cependant pas reconnaître l'exposition à des risques écologiques graves comme un motif justifiant à lui seul l'inscription sur cette liste spéciale.
63. Depuis la période soviétique, des centaines de milliers de ressortissants russes ont été placés sur des listes d'attente, qui se sont allongées au fil du temps en raison du manque de ressources disponibles pour la construction de logements municipaux. Aujourd'hui, l'inscription d'une personne sur pareille liste manifeste l'intention de l'Etat d'octroyer à celle-ci un logement lorsque les ressources correspondantes seront devenues disponibles. La requérante indique à titre d'exemple que la personne placée en tête de la liste établie dans sa commune attend de se voir attribuer un logement municipal depuis 1968. Elle-même a été inscrite sur la liste en question en 1999, sous le numéro 6820.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
64. La requérante reproche à l'Etat de ne pas avoir protégé sa vie privée et son domicile contre les graves nuisances écologiques générées par les activités industrielles de l'aciérie Severstal. Elle y voit une violation de l'article 8 de la Convention.
65. Cette disposition se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur l'applicabilité de l'article 8 en l'espèce
1. Sur la nature et la portée de l'atteinte alléguée aux droits de la requérante
66. Les parties conviennent que le lieu où réside la requérante est touché par une pollution d'origine industrielle. Il ne prête pas non plus à controverse que la source principale de la pollution en question est l'aciérie Severstal, dont les installations se situent à proximité du logement de la requérante.
67. La Cour relève en revanche que les parties s'opposent sur la gravité des nuisances générées par l'aciérie et les effets de la pollution sur la requérante. Cette dernière affirme que la pollution porte gravement atteinte à sa vie privée et à sa santé, tandis que le gouvernement défendeur soutient que le préjudice subi par l'intéressée du fait qu'elle occupe un logement situé dans la zone de sécurité sanitaire n'est pas de nature à soulever une question au regard de l'article 8 de la Convention. Compte tenu du point de vue exprimé par le Gouvernement, la Cour se prononcera en premier lieu sur le point de savoir si la situation dont se plaint la requérante doit être examinée sous l'angle de l'article 8 de la Convention.
a) Principes généraux
68. Si l'article 8 a été invoqué dans plusieurs affaires où étaient en cause des questions d'ordre écologique, les atteintes à l'environnement n'ont pas systématiquement débouché sur des constats de violation de cette disposition : les droits et libertés protégés par la Convention ne comportent pas un droit à la préservation de la nature en tant que tel (Kyrtatos c. Grèce, no 41666/98, § 52, CEDH 2003-VI). Dès lors, pour soulever une question au regard de l'article 8 l'atteinte alléguée doit avoir des répercussions directes sur le droit au respect du domicile, de la vie familiale ou de la vie privée du requérant.
69. La Cour souligne en outre que les conséque