DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KABOĞLU ET ORAN c. TURQUIE
(Requêtes nos 1759/08, 50766/10 et 50782/10)
ARRÊT
STRASBOURG
30 octobre 2018
DÉFINITIF
18/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaboğlu et Oran c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 1759/08, 50766/10 et 50782/10) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. İbrahim Özden Kaboğlu et M. Baskın Oran (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement le 10 janvier 2008 (requête no 1759/08) et le 15 juillet 2010 (requêtes nos 50766/10 et 50782/10) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me O. Aydın Göktaş, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignaient en particulier d’atteintes à leurs droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression.
4. Le 26 janvier 2017, les griefs concernant les atteintes aux droits des requérants au respect de la vie privée et à la liberté d’expression ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1950 et en 1945 et résident respectivement à Istanbul et à Ankara. Ils sont des professeurs d’université spécialistes, entre autres, de la protection des droits de l’homme.
A. Les faits communs aux trois requêtes
1. La nomination des requérants au Conseil consultatif des droits de l’homme
6. Le 5 février 2002, les requérants furent nommés membres du Conseil consultatif des droits de l’homme (« le Conseil consultatif »), un organisme public sous tutelle du Premier ministre, créé conformément à la loi no 4643 du 12 avril 2001, et chargé de fournir au gouvernement des avis, des recommandations, des propositions et des rapports concernant toute question relative à la promotion et à la protection des droits de l’homme.
7. Lors de sa première réunion, qui eut lieu le 26 février 2003, le Conseil consultatif élut M. Kaboğlu président. Lors de sa deuxième réunion, qui se déroula le 9 mai 2003, le Conseil consultatif élut M. Oran président du Groupe de travail chargé des questions relatives aux droits des minorités et aux droits culturels.
2. Le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels
8. Le 1er octobre 2004, l’assemblée générale du Conseil consultatif discuta et adopta un rapport sur les droits des minorités et les droits culturels (« le rapport »), présenté par le groupe de travail susmentionné. Le 22 octobre 2004, le rapport, tel que modifié par M. Oran suivant les observations faites par certains membres du Conseil consultatif lors de la réunion du 1er octobre 2004, fut présenté au vice-premier ministre chargé des questions des droits de l’homme. Le rapport aborde en premier lieu la notion, la définition et l’aspect historique de la protection des minorités et des droits culturels dans le monde et en Turquie. Ensuite, il fait état des problèmes repérés relativement à la protection des minorités en Turquie, se fondant à cet égard sur les dispositions pertinentes du traité de Lausanne, la législation et la pratique nationales ainsi que la jurisprudence des hautes juridictions. Selon le rapport, deux motifs principaux sont à l’origine de la situation problématique des minorités en Turquie : un motif d’ordre théorique, qui tiendrait à la définition de la supra-identité en fonction de la « race » (ırk) et de la religion comme Turc (Türk) et non pas Türkiyeli (« celui qui vient de Turquie », « citoyen de Turquie »), ce qui aurait comme résultat d’aliéner les infra-identités des citoyens n’appartenant pas à la « race » turque ou à la religion musulmane ; et un motif d’ordre historique et politique, qui découlerait de la paranoïa (paranoya) héritée de la désintégration du pays dans un passé récent, syndrome appelé dans le rapport « le syndrome de Sèvres[1] ».
9. Après avoir exposé que les gouvernements des années 1920 et 1930 avaient cherché à créer une nation homogène et monoculturelle, le rapport indique que, eu égard à la présence dans le pays d’une mosaïque de différentes cultures et identités, et compte tenu des évolutions intervenues dans le monde en matière d’organisation de la société jusque dans les années 2000, il faut maintenant revoir la notion de citoyenneté et adopter, à l’instar des nations européennes, un modèle sociétal multi-identitaire, multiculturel, démocratique, libéral et pluraliste. Il propose par conséquent de réécrire la Constitution et les lois concernées dans une optique libérale, pluraliste et démocratique incluant la participation des franges organisées de la société, de garantir le droit des personnes se revendiquant d’identités et de cultures différentes de préserver et de développer leurs identités sur la base d’une citoyenneté égale, de rendre les administrations centrale et locales plus transparentes et démocratiques de manière à assurer la participation et le contrôle des citoyens, de signer et de ratifier sans réserve les traités internationaux contenant des normes universelles des droits de l’homme, notamment la Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, et de ne plus faire, en ce qui concerne les traités internationaux, de réserves ou de déclarations interprétatives qui iraient dans le sens d’une négation des infra-identités en Turquie.
3. Les réactions et événements faisant suite à l’adoption du rapport
10. À la suite de la divulgation de ce rapport, plusieurs articles décriant celui-ci et critiquant les requérants furent publiés dans des journaux généralement de tendance ultranationaliste. En outre, plusieurs responsables politiques et hauts fonctionnaires critiquèrent le rapport et ses auteurs. Ainsi, le 26 octobre 2004, un député prit la parole à l’Assemblée nationale en employant à l’égard des auteurs du rapport en question des expressions telles que « intellos enrôlés » (entel devşirme), « les personnes qui déversent leur salive venimeuse », « les personnes à la solde de l’étranger », « ceux qui ont la haine des termes « nation turque » », « les traîtres », « ceux qui veulent diviser la République de Turquie », « l’ennemi des Turcs ». Le vice-premier ministre appela le rapport « le rapport marginal des marginaux » et déclara que celui-ci avait été élaboré sans que le gouvernement eût été informé de son contenu. Le ministre de la Justice, de son côté, qualifia le rapport de « zizanie intellectuelle ». Le chef adjoint de l’état-major des armées critiqua également le rapport en proclamant que la structure unitaire de l’État était indiscutable. Par ailleurs, le président de la direction des droits de l’homme, rattaché au bureau du Premier ministre, mit en cause la validité du rapport en alléguant que le quorum n’avait pas été atteint lors de son vote à l’assemblée du Conseil consultatif.
11. Le 1er novembre 2004, M. Kaboğlu organisa, en sa qualité de président du Conseil consultatif, une conférence de presse afin de répondre aux critiques émises sur le rapport en question. Au début de la conférence, qui était retransmise à la télévision, un syndicaliste de tendance ultranationaliste, F.Y., également membre du Conseil consultatif, interrompit le déroulement de la réunion en déchirant la copie du rapport placée devant M. Kaboğlu et en disant : « Ce rapport est faux et illégal, nous ne permettrons pas sa lecture. »
12. En février 2005, le cabinet du Premier ministre informa les requérants ainsi que douze autres membres du Conseil consultatif que leur mandat prenait fin le 5 février 2005. Depuis cette date, le Conseil consultatif n’a plus été convoqué par le gouvernement.
13. Le 14 novembre 2005, le procureur de la République d’Ankara engagea une action publique contre les requérants pour les infractions d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et de dénigrement des organes judiciaires de l’État en raison du contenu du rapport. À l’issue d’une procédure pénale d’une durée d’environ quatre ans et sept mois, les requérants furent acquittés du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité ; en ce qui concerne le chef de dénigrement des organes judiciaires de l’État, le ministre de la Justice n’ayant pas donné l’accord d’ouvrir des poursuites – condition légale préalable s’agissant de cette infraction –, l’affaire fut rayée du rôle.
14. Dans ce contexte, les requérants reçurent, par la voie postale ou électronique, des menaces de mort proférées par des groupes et individus ultranationalistes. Face à ces menaces, et à la demande de l’avocate de M. Kaboğlu, la préfecture de police d’Istanbul accorda à ce dernier à partir de l’année 2007 une protection rapprochée, qui, depuis lors, a été reconduite chaque année. En janvier 2007, la préfecture de police d’Ankara décida d’office d’affecter un agent de police à la protection de M. Oran. Cette mesure fut convertie en janvier 2013 en une mesure de protection sur appel.
B. La requête no 1759/08 : les procédures concernant les articles de N.K.Z., B.A. et A.T.
1. L’action civile intentée contre N.K.Z.
15. Le 28 octobre 2004, le quotidien Halka ve Olaylara Tercüman avait publié un article écrit par N.K.Z. au sujet du rapport sur les droits des minorités et les droits culturels. Dans son article, l’auteur s’exprimait notamment en ces termes :
« Il ne faut pas croire qu’il s’agit d’intellectuels libéraux de bonne foi. Certains d’entre eux peuvent être des libéraux de bonne foi. Mais ceux qui les guident sont de purs traîtres (...) ; je le dis sans détour : la nation turque, la turcité de la Turquie et la République de Turquie sont face à une trahison totale (...) ; si [la majorité turque du pays] se met à gronder, à s’exclamer et à rugir, les traîtres ne trouveront plus un endroit où respirer (...) ; vous, personnes non éclairées (karanlıkçılar), qui vous présentez comme des intellectuels libéraux (...), enfoncez vos minorités bidon dans votre Europe (siz o uydurma azınlıklarınızı alın da gidin Avrupa’nıza sokun) ! (...) Je dis à certains qui [poussent trop loin] certaines choses : ne jouez pas avec le feu. »
16. Le 31 décembre 2004, les requérants intentèrent une action civile contre l’auteur de cet article et la société éditrice du quotidien. Ils demandaient la réparation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi en raison des insultes et des menaces que l’auteur de cet article aurait proférées à leur encontre.
17. Par un jugement du 25 janvier 2005, le tribunal de grande instance d’Ankara débouta les requérants de leur demande. Il estima que l’article incriminé ne visait pas directement les intéressés dès lors que leurs noms n’auraient pas été cités et qu’il était normal que les opinions présentées dans un rapport scientifique, lequel aurait eu pour but de guider les politiques gouvernementales mais qui auraient suscité des inquiétudes quant à la préservation de la structure unitaire de la Turquie, fassent l’objet de critiques sévères.
18. Le 20 avril 2006, les requérants se pourvurent en cassation. Ils soutinrent qu’il était évident que l’auteur de l’article, dès lors qu’il se serait référé à leur rapport, dirigeait ses insultes et menaces contre eux et non pas contre des personnes anonymes. Ils considéraient en outre que le refus du tribunal de sanctionner l’article litigieux, qui, selon eux, contenait des insultes et appelait à la violence à leur encontre, constituait une atteinte à leur droit à la liberté d’expression.
19. Le 14 juin 2007, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance, considérant que celui-ci était conforme à la procédure et à la loi et qu’il ne reposait sur aucune appréciation incorrecte des éléments de preuve. Cet arrêt fut notifié à l’avocate des requérants le 10 juillet 2008.
2. L’action civile intentée contre B.A.
20. Le 27 octobre 2004, le quotidien Yeniçağ avait publié un article répercutant les déclarations de B.A., le président de la confédération des syndicats de fonctionnaires, Kamu-Sen, au sujet du rapport élaboré par les requérants. B.A. s’était exprimé ainsi :
« Ce rapport est une vraie traîtrise, ceux qui ont élaboré ce rapport veulent le voir mis en pièces sur leurs têtes. Ceux qui veulent voir la nation turque comme une minorité dans ce pays auront affaire à nous. »
21. Le 8 novembre 2004, le quotidien Ortadoğu avait lui aussi publié les déclarations de B.A. et, notamment, les phrases suivantes :
« Ce rapport est le résultat d’une pensée entretenue depuis des années pour nous diviser et nous cliver (...) Je lance un appel aux responsables et, je vous le jure, le prix du sol est le sang et, s’il le faut, le sang sera versé. »
22. Le 7 janvier 2005, les requérants intentèrent une action civile contre B.A. Ils demandaient la réparation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi en raison des insultes et des menaces qui auraient été dirigées contre eux dans ces deux déclarations.
23. Par un jugement du 25 juillet 2006, le tribunal de grande instance d’Ankara débouta les requérants de leur demande au motif que leur rapport faisait l’objet d’un débat public et que, compte tenu de leur statut social, ils devaient tolérer les critiques, y compris les critiques virulentes, et au motif que les déclarations de B.A. restaient dans les limites de la critique admissible. Il estima aussi que la phrase « le prix du sol est le sang et, s’il le faut, le sang sera versé » était une expression bien connue du grand public, selon laquelle on peut risquer sa vie pour la patrie, et qu’elle n’avait pas le sens d’une menace à l’égard des requérants. En outre, selon le tribunal, la phrase « ceux qui veulent voir la nation turque comme une minorité dans ce pays auront affaire à nous » n’était qu’une critique émise en réaction aux opinions exprimées dans le rapport.
24. Les requérants se pourvurent en cassation. Ils soutinrent que les déclarations litigieuses de B.A. constituaient un appel à la violence clair et concret, et qu’elles avaient pour but de les intimider et de les désigner comme cibles.
25. Le 22 octobre 2007, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance, estimant qu’il était conforme à la procédure et à la loi et qu’il ne reposait sur aucune appréciation incorrecte des éléments de preuve. Cet arrêt fut notifié à l’avocate des requérants le 26 novembre 2007.
3. L’action civile intentée contre A.T.
26. Le 26 octobre 2004, A.T. avait publié dans le quotidien Yeniçağ un article qui contenait notamment les passages suivants :
« le rapporteur des deuxièmes négociations de Sèvres, le prof. docteur Baskın Oran (...) », « le rapport de traîtrise (ihanet raporu) qui est sorti de la plume de Baskın Oran », « le moment venu, on [leur] demandera des comptes pour avoir élaboré un rapport de traîtrise (...) »
27. Un autre article de A.T., publié le 31 octobre 2004 dans le même quotidien, contenait le passage suivant :
« (...) le rapport, appelé les droits des minorités et les droits culturels, [a été élaboré par] vingt-quatre [personnes] gauchistes, séparatistes, subversives, mécontentes de l’unité du pays, [qui sont] à condamner à la peine de mort (...) »
28. Le 4 novembre 2004, le quotidien Yeniçağ avait publié un autre article signé par A.T. et comportant notamment les propos suivants :
« F.Y. a eu un geste de protestation envers İbrahim Kaboğlu et Baskın Oran, qui ont rédigé et défendu un rapport qu’on peut qualifier de « rapport des deuxièmes négociations de Sèvres » » ; « les chefs des réseaux de traîtres disent qu’il y a des millions de ülkücü [« idéalistes », militants d’extrême droite] (...), alors tous ces gens seraient idiots et toi, tu serais intelligent, c’est ça ? La mauvaise foi de Kaboğlu et Oran a été dévoilée maintes fois. Les irrégularités dans le fonctionnement du Conseil consultatif ont été exposées. Pourquoi ces messieurs ne prennent-ils pas en considération les protestations qui se sont élevées contre les irrégularités commises lors de l’élaboration de ce rapport, [pourquoi] préfèrent-ils attaquer ceux qui utilisent leur droit de déchirer ces paperasses appelées rapport ? »
29. Dans un autre article publié le 5 novembre 2004 dans le même quotidien, A.T. s’exprimait ainsi :
« (...) Les lèche-bottes qui se manifestent avec le rapport sur les minorités et les droits culturels menacent l’intégrité du pays (...) İbrahim Kaboğlu dit : « Atatürk n’a pas dit Türk, il a dit Türkiyeli » (...) Ceux qui détournent même les paroles de Mustafa Kemal révèlent leur mauvaise foi, leur but séparatiste, leur traîtrise (...) »
30. Un autre article de A.T., publié le 6 novembre 2004 dans le même quotidien, contenait les phrases et expressions suivantes :
« Au sein même du secrétariat du Premier ministre, on travaille pour la désintégration de la Turquie et, lorsqu’on veut intervenir, on dit qu’on a utilisé une force physique brutale (...) ; Attention, vingt-quatre personnes ont voté en faveur de ce rapport, mais elles ne l’ont pas signé. Les traîtres se dévoilent au moment où la Turquie est affaiblie. (...) Le premier des pro-Sèvres, Kaboğlu, (...) allait présenter le rapport au public (...) Personne ne voit l’illégalité, la sournoiserie, la traîtrise que recèle cette affaire. Ils qualifient de brutal le geste de F.Y., consistant à prendre le rapport des mains du premier des pro-Sèvres et à le déchirer. Si on intervenait en donnant des coups de pied et des gifles au pro-Sèvres et à ses collaborateurs traîtres, cela serait qualifié de brutalité. À mon avis, si on avait tabassé ces personnes, les gens auraient été soulagés. Ces pro-Sèvres méritaient une bonne raclée (...) Il n’y a pas eu de coup en l’occurrence, et pourtant, à leurs yeux, déchirer de la paperasse est une brutalité (...) »
31. Le 7 novembre 2004, A.T. écrivait ce qui suit dans son article publié dans le même quotidien :
« (...) Personne ne parle du fait qu’on a voulu publier le document traître à la [sauvette]. Ils ne s’attardent pas sur les traîtrises, mais par contre ils considèrent que, quand F.Y. a déchiré le rapport, il a commis une brutalité (...) Et ce parce qu’ils se nourrissent à la même gamelle que İbrahim Kaboğlu et Baskın Oran. »
32. Le 31 décembre 2004, les requérants intentèrent une action en dommages et intérêts contre A.T. et la société propriétaire du quotidien qui avait publié les articles en cause.
33. Par un jugement du 25 juillet 2006, le tribunal de grande instance d’Ankara rejeta la demande des requérants au motif que les expressions contenues dans les articles incriminés relevaient des dispositions protégeant la liberté d’expression de leur auteur. Il estima que, dans la mesure où le rapport litigieux contenait des critiques virulentes envers les politiques des gouvernements de la République et où il taxait ceux qui s’opposaient à leurs idées de paranoïaques, les requérants devaient eux aussi tolérer les critiques émises sur le même ton, voire des critiques plus virulentes, sous réserve qu’il n’y eût pas contre eux de recours à la violence.
34. Les requérants se pourvurent en cassation. Ils reprochèrent au tribunal de grande instance de ne pas les avoir protégés dans l’exercice de leur liberté d’expression et d’avoir considéré que les insultes proférées contre eux relevaient des dispositions protégeant la liberté d’expression.
35. Par un arrêt du 12 novembre 2007, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué, considérant qu’il était conforme à la procédure et à la loi et qu’il ne reposait sur aucune appréciation incorrecte des éléments de preuve. Dans son opinion dissidente, un membre de la Cour de cassation estima que les articles de A.T. dépassaient les limites du droit de critiquer tel que protégé par le droit à la liberté d’expression, aux motifs qu’ils contenaient des termes insultants et qu’ils désignaient les requérants comme cibles. Cet arrêt fut notifié à l’avocate des requérants le 2 janvier 2008.
C. Les requêtes nos 50766/10 et 50782/10 : la procédure concernant l’article de S.K.
36. Dans un article publié dans le quotidien Akşam du 27 octobre 2004, S.K. s’exprimait ainsi au sujet du rapport des requérants :
« (...) Après le rapport « Ne progresse jamais » de l’Union européenne du 6 octobre 2004, il était attendu, comme un « comportement conditionné », que ceux qui sont entretenus par l’ouest sauvage (vahşi batının beslemeleri), qui sont presque tous des anciens (...) communistes, suivraient leurs maîtres et même les dépasseraient. La comparaison n’a rien d’erroné. Comme des petits chiens qui s’aplatissent et qui remuent leur queue quand la pâtée est servie dans leur gamelle ou quand [on leur promet] un os, ils commencent à attaquer subtilement (...) Ceux qui se font passer pour les yeux, les oreilles et la rate du cheval de Troie infiltré parmi nous, les bêtes et les idiots qui se font passer pour des malins (...) ; dans ce rapport sur les minorités élaboré par cette insolente, félonne et misérable minorité, les minables, qui n’auraient jamais osé ce genre de trahison auparavant, visent clairement l’intégrité indivisible de l’État et de la nation (...) ; certains misérables qui ne se sont jamais, de toute leur vie, débarrassés de leur paranoïa de Turcs (...) qualifient de « paranoïa de Sèvres » l’attitude vigilante et persévérante de ceux qui représentent le cœur, la raison et l’intelligence de notre nation contre les nouvelles injonctions de Sèvres et essaient de les insulter à la mesure de leur mauvais caractère ; leur caractère commun est frappé d’apostasie (...) ; quelqu’un a dit : « Celui qui n’est pas communiste à 20 ans est un âne et celui qui n’est pas capitaliste à 30 ans est l’âne fils de l’âne. Être liboş [terme péjoratif utilisé pour désigner les libéraux en Turquie] sous l’égide de l’[Union européenne] convient parfaitement à ces apostats ex-communistes.
Regardez cet assaillant (baskıncı[2] eleman) qui a rédigé ce rapport scandaleux sur les minorités pour le compte du Conseil consultatif des droits de l’homme (...) C’est le poignard de la trahison que cet homme, (...) dissimulé sous l’habit d’un scientifique, et la minorité instrumentalisée par lui ont perfidement planté dans la République de Turquie et dans l’unité et la paix de notre nation (...) !
Et il y en a un autre dont la vie dépend du fait d’avaler et de manger ; plus il mange de pâtée, plus il reçoit d’applaudissements... Un pauvre espion et un apostat. Sa fenêtre serait-elle restée ouverte non pas au monde, mais à son estomac ? Aux côtés d’un homme d’État, le caniche nain a aspiré à être promu grand caniche. Maintenant, il gronde sans cesse. Il croit peut-être [que s’il continue à] aboyer de plus en fort, ses maîtres occidentaux le feront un jour homme. Oh le pauvre ! Dieu t’a créé mangeur de pâtée. Calme-toi un peu, [sinon tu risques d’abîmer] la Rolex sur ta patte avant. Continue quand même avec ta cervelle d’oiseau à diviser, à désintégrer et à grogner. De toute façon, on n’est pas obligé de t’écouter. Au mieux, tu réussiras à attraper entre tes dents quelques revers de pantalon. Nous avons vu plein de lèche-bottes comme toi, tu sais, on en a sacrifié combien avec une pierre ? Si quelqu’un comme toi, sans racines et sans pedigree, peut [aboyer] contre les gens, quel malheur pour nous ! Oh lèche-bottes à la voix de cloche et au souffle court ! Vas-y ! Dépense ta salive ! Quel dommage [qu’on te laisse] parler, quel dommage [qu’on t’écoute et qu’on laisse les gens] t’écouter (...) »
37. Le 7 janvier 2005, les requérants intentèrent une action en dommages et intérêts pour insultes et diffamations contre l’auteur de cet article et la société propriétaire du quotidien qui l’avait publié.
38. Par un jugement du 8 juin 2006, le tribunal de grande instance d’Ankara donna gain de cause aux requérants. Estimant que l’article en question dépassait les limites de la critique admissible et qu’il portait atteinte à la dignité des requérants, il condamna la partie défenderesse à verser à ceux-ci une indemnité pour dommage moral.
39. Par un arrêt du 31 janvier 2008, la Cour de cassation (4ème chambre civile) cassa le jugement de première instance. Elle constata que la première partie de l’article litigieux consistait en une critique sévère de l’attitude des intellectuels turcs sur des questions nationales, que la deuxième partie, relative à Baskın Oran, constituait une déclaration d’opinion critique concernant le rapport en question, et que les expressions contenues dans la dernière partie ne visaient pas les requérants. La haute juridiction considéra par conséquent que l’article en question ne contenait pas d’attaques gratuites contre les requérants, mais des critiques acerbes et virulentes sur le rapport rédigé par ces derniers, et qu’il ne dépassait pas les limites de la critique admissible. Dans son opinion dissidente, un membre de la Cour de cassation estima que le jugement de première instance devait être confirmé.
40. Le 20 novembre 2008, le tribunal de grande instance d’Ankara décida de ne pas suivre l’arrêt de la Cour de cassation et de maintenir le jugement qu’il avait prononcé le 8 juin 2006.
41. Le 3 juin 2009, l’Assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation, retenant les motifs exposés dans l’arrêt de cassation du 31 janvier 2008, infirma le jugement du tribunal de grande instance d’Ankara.
42. Par un jugement du 3 décembre 2009, le tribunal de grande instance d’Ankara, lié par l’arrêt de l’Assemblée plénière des chambres civiles, rejeta l’action intentée par les requérants. Ce jugement fut notifié à l’avocate des requérants le 28 janvier 2010.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 5 additionnel de la loi no 4643
43. L’article 5 additionnel de la loi no 4643 du 12 avril 2001 se lit comme suit :
« Le Conseil consultatif des droits de l’homme, rattaché à un ministre d’État désigné par le Premier ministre, a été créé pour assurer le dialogue entre les instances étatiques et les organisations de la société civile concernées, et jouer le rôle d’organe consultatif sur des sujets nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’homme. Le Conseil consultatif est composé de représentants des ministères, des établissements publics et d’ordres professionnels concernés par les droits de l’homme, de représentants des organisations de la société civile œuvrant dans le domaine des droits de l’homme et de personnalités ayant publié et mené des travaux dans ce domaine. Le président du Conseil consultatif est élu parmi ses membres. Les services de secrétariat du Conseil consultatif sont assurés par la direction des droits de l’homme. Le Conseil consultatif est financé par le budget du cabinet du Premier ministre. »
B. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 avril 2018
44. La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt sur un recours individuel introduit par le requérant Baskın Oran (recours no 2014/4645) concernant la procédure pénale engagée à la suite de la plainte de ce requérant concernant les menaces de mort qu’il avait reçues après la divulgation du rapport sur les droits des minorités et les droits culturels. À l’issue de cette procédure pénale qui avait duré environ cinq ans et neuf mois, les tribunaux pénaux avaient condamné l’auteur des menaces, en adoptant la peine minimale prévue pour l’infraction concernée, à un an et huit mois d’emprisonnement, avant de surseoir au prononcé de ce jugement. La procédure pénale en question ayant pris fin le 5 mars 2014, soit après l’entrée en vigueur du recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 23 septembre 2012 (pour le texte des dispositions pertinentes de la loi no 6216 instaurant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle, voir Hasan Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, § 25, 30 avril 2013), le requérant avait eu la possibilité d’introduire un recours individuel devant cette juridiction pour présenter ses griefs relatifs à cette procédure pénale. Dans son recours individuel, le requérant alléguait une violation de ses droits à la vie et à la liberté d’expression en soutenant que la procédure pénale en question n’avait pas été effective en raison de sa longue durée et de l’absence d’une punition efficace de l’auteur des menaces.
45. Par son arrêt rendu le 18 avril 2018, la Cour constitutionnelle a conclu à une violation des droits à la vie et à la liberté d’expression du requérant au motif que la réponse des autorités judiciaires aux menaces de mort dirigées à l’intéressé n’avait pas été dissuasive. S’agissant de la liberté d’expression du requérant, la Cour constitutionnelle a rappelé que les obligations positives en matière de liberté d’expression impliquaient, entre autres, pour les États de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées. Elle a noté ensuite que le requérant avait travaillé sur les droits des minorités pendant une partie importante de sa carrière et qu’il continuait à travailler sur des questions similaires. Elle a relevé qu’eu égard aux enquêtes et poursuites ineffectives des autorités judiciaires concernant les menaces de mort que le requérant avait reçues en raison de ses travaux sur les droits des minorités, l’intéressé n’avait pas bénéficié d’un environnement favorable à la poursuite de ces travaux en sécurité. Considérant que les procédures judiciaires ineffectives avaient eu un effet dissuasif sur l’exercice par le requérant de sa