GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MAKTOUF ET DAMJANOVIĆ c. BOSNIE‑HERZÉGOVINE
(Requêtes nos 2312/08 et 34179/08)
ARRÊT
STRASBOURG
18 juillet 2013
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Johannes Silvis, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2012 et le 19 juin 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 2312/08 et 34179/08) dirigées contre la Bosnie-Herzégovine et dont un ressortissant irakien, M. Abduladhim Maktouf, et un ressortissant de la Bosnie-Herzégovine, M. Goran Damjanović, (« les requérants »), ont saisi la Cour, le 17 décembre 2007 et le 20 juin 2008 respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants se plaignent de procédures pénales à l’issue desquelles la Cour d’Etat de la Bosnie-Herzégovine (« la Cour d’Etat ») les a condamnés, en vertu des dispositions du code pénal de 2003 de la Bosnie‑Herzégovine, à des peines d’emprisonnement pour des crimes de guerre commis contre des civils pendant la guerre de 1992-1995. Arguant que la loi applicable au moment de la commission des crimes de guerre dont ils ont été reconnus coupables était le code pénal de 1976 de l’ex‑République socialiste fédérative de Yougoslavie (« l’ex-RSFY »), ils allèguent que sa non-application par la Cour d’Etat à leur cas a emporté violation du principe de non-rétroactivité des peines énoncé à l’article 7 de la Convention. Ils invoquent également l’article 14 combiné avec l’article 7 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 12. M. Maktouf formule en outre un grief sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. Les requêtes ont été attribuées à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 31 août 2010, le président de cette section a décidé de les communiquer au gouvernement de la Bosnie-Herzégovine (« le Gouvernement »). Il a en outre été décidé que la recevabilité et le fond des requêtes seraient examinés conjointement (article 29 § 1 de la Convention). Le 10 juillet 2012, une chambre de la quatrième section composée de Lech Garlicki, David Thór Björgvinsson, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Zdravka Kalaydjieva, Nebojša Vučinić et Ljiljana Mijović, juges, ainsi que de Lawrence Early, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
4. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Faris Vehabović, juge élu au titre de la Bosnie-Herzégovine, s’étant trouvé empêché (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné pour siéger à sa place Angelika Nußberger, juge élue au titre de l’Allemagne (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5. La Grande Chambre a décidé de joindre les requêtes (article 42 § 1 du règlement).
6. Les parties ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond des affaires. Des commentaires ont par ailleurs été reçus du Bureau du Haut-Représentant en Bosnie-Herzégovine (« le Bureau du Haut‑Représentant »), qui avait été autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 décembre 2012 (article 54 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesZ. Ibrahimović,agente adjointe,
S. Malešić,agente assistante,
M.H. Vučinić,
MmeM. Kapetanović,conseillers ;
– pour les requérants
MM.S. Kreho,
A. Lejlić
A. Lozo,
I. Mehićconseils,
A. Kreho,
H. Lozo,
Mme N. Kisić,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Ibrahimović et M. Lejlić.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte
8. Après s’être déclarée indépendante de l’ex-RSFY en mars 1992, la Bosnie-Herzégovine fut le théâtre d’une guerre sanglante. Plus de 100 000 personnes furent tuées et plus de deux millions furent déplacées en conséquence du « nettoyage ethnique » pratiqué et de la violence s’étant généralisée dans le pays. De nombreux crimes furent commis, parmi lesquels ceux dont les requérants en l’espèce ont été reconnus coupables. Les principales parties au conflit étaient les forces locales suivantes : l’ARBH[1] (principalement constituée de Bosniaques[2] et soutenant le pouvoir central de Sarajevo), le HVO[3] (principalement constitué de Croates) et la VRS[4] (principalement constituée de Serbes). Le conflit prit fin en décembre 1995 avec l’entrée en vigueur de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine (« l’Accord de Dayton »). Aux termes de cet accord, la Bosnie-Herzégovine se compose de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska.
9. Face aux atrocités qui étaient alors perpétrées sur le territoire de l’ex‑RSFY, le Conseil de sécurité de l’ONU créa une institution provisoire, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« le TPIY »)[5]. En 2002, soucieux de faire en sorte que sa mission soit menée à bien, dans les délais prévus et en coordination avec les systèmes judiciaires internes de l’ex-Yougoslavie, le TPIY entreprit d’élaborer une stratégie de fin de mandat[6]. Cette stratégie fut approuvée tant par le Conseil de sécurité de l’ONU[7] que par les autorités de la Bosnie-Herzégovine (qui adoptèrent les modifications nécessaires à la législation nationale et conclurent des accords avec le Haut-Représentant – administrateur international nommé en vertu de l’Accord de Dayton). Une composante essentielle de cette stratégie était l’établissement au sein de la Cour d’Etat de chambres compétentes pour connaître des crimes de guerre, composées de juges nationaux et de juges internationaux (paragraphes 34–36 ci-dessous).
B. Les faits concernant M. Maktouf
10. M. Maktouf est né en 1959 et réside en Malaisie.
11. Le 19 octobre 1993, il aida délibérément un tiers à enlever deux civils en vue de les échanger contre des membres de l’ARBH qui avaient été capturés par le HVO. Ces civils furent libérés quelques jours plus tard.
12. Le 11 juin 2004, le requérant fut arrêté.
13. Le 1er juillet 2005, une chambre de première instance de la Cour d’Etat le jugea coupable du crime de guerre de complicité de prise d’otages et le condamna à cinq années d’emprisonnement en vertu de l’article 173 § 1 combiné avec l’article 31 du code pénal de 2003.
14. Le 24 novembre 2005, une chambre d’appel de la Cour d’Etat infirma le jugement du 1er juillet 2005 et décida de tenir une nouvelle audience. Le 4 avril 2006, siégeant en une formation composée de deux juges internationaux (le juge Pietro Spera et le juge Finn Lynghjem) et d’un juge national (le juge Hilmo Vučinić), la chambre d’appel reconnut le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés et lui imposa la même peine en vertu du code pénal de 2003. Concernant la peine infligée, la chambre déclara ceci (traduction en français, effectuée par le greffe, de la traduction en anglais communiquée par la Cour d’Etat) :
« Considérant, d’une part, le degré de responsabilité pénale de l’accusé et les conséquences de l’infraction en cause, ainsi que le fait que l’accusé était complice de la commission de cette infraction pénale, et, d’autre part, les circonstances atténuantes jouant en faveur de l’accusé, la chambre a appliqué les dispositions relatives à l’allègement de la peine et a réduit autant que possible la peine prononcée, conformément à l’article 50 § 1 a) du [code pénal de 2003]. Elle a ainsi imposé une peine de cinq années d’emprisonnement, estimant que cette peine répondra pleinement à l’objectif de répression et dissuadera l’intéressé de commettre de nouvelles infractions pénales. »
15. Saisie par le requérant, la Cour constitutionnelle examina l’affaire le 30 mars 2007 sous l’angle des articles 5, 6, 7 et 14 de la Convention et conclut à la non-violation de ces dispositions. Cette décision fut notifiée au requérant le 23 juin 2007. Le raisonnement de la majorité est ainsi libellé en ses parties pertinentes (traduction du greffe) :
« 42. La Cour constitutionnelle rappelle que la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat], dont le texte initial a été édicté par le Haut-Représentant puis approuvé par l’Assemblée parlementaire de la Bosnie-Herzégovine, dispose, en son article 65, que pendant la phase transitoire, qui ne peut durer plus de cinq ans, les formations des sections I (crimes de guerre) et II (crime organisé, criminalité économique et corruption) sont composées de juges nationaux et de juges internationaux. La division pénale et la division d’appel peuvent être composées de plusieurs juges internationaux. Ceux-ci ne doivent pas être citoyens de la Bosnie‑Herzégovine ni d’un Etat limitrophe. Les juges internationaux siègent dans les formations de jugement conformément aux dispositions pertinentes du code de procédure pénale et de la loi de la Bosnie-Herzégovine sur la protection des témoins et des témoins vulnérables. Ils ne peuvent faire l’objet de poursuites pénales, d’une arrestation ou d’une détention, ni voir leur responsabilité civile engagée pour une opinion exprimée ou une décision prise dans le cadre de leurs fonctions officielles.
43. Le 24 février et le 28 avril 2005, le Haut-Représentant « (...) agissant dans l’exercice des pouvoirs [qui lui étaient conférés] par l’article V de l’Annexe 10 (Accord relatif au dispositif civil d’application de l’Accord de paix) à l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, (...) aux termes desquels il [était] chargé de faciliter, lorsqu’il le [jugerait] nécessaire, le règlement de tout problème lié à l’application des aspects civils (...), notant que le Comité directeur du Conseil de mise en œuvre de la paix [indiquait] dans son communiqué émis à Sarajevo le 26 septembre 2003 qu’il [avait] pris note de la résolution 1503 du Conseil de sécurité de l’ONU demandant notamment à la communauté internationale d’appuyer les efforts faits par le Haut-Représentant en vue de créer une chambre spéciale pour les crimes de guerre (...), prenant note de la recommandation conjointe de nomination de juges internationaux signée par le greffier (...) et par le Président du Conseil supérieur de la magistrature de la Bosnie-Herzégovine (...), et ayant à l’esprit les dispositions pertinentes de la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat] », a rendu des décisions portant nomination de Finn Lynghjem et Pietro Spera à la section I (crimes de guerre) de la division pénale et de la division d’appel de la [Cour d’Etat] en qualité de juges internationaux.
44. En vertu des décisions de nomination prises selon cette procédure, les juges internationaux effectuent un mandat de deux ans qui peut être renouvelé conformément à la loi. Ils ne peuvent exercer de fonctions incompatibles avec leurs fonctions judiciaires. Toutes les autres obligations attachées à l’exercice des fonctions judiciaires énoncées dans la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat] s’appliquent à eux dans toute la mesure du possible. Le greffier international avise le Haut-Représentant de toute circonstance de nature à empêcher le juge d’exercer son mandat. Au cours de son mandat, le juge respecte toutes les règles de déontologie édictées par la [Cour d’Etat]. Le juge international nommé exerce ses fonctions conformément aux lois de la Bosnie-Herzégovine et prend ses décisions au mieux de sa connaissance, en conscience et de manière responsable et impartiale afin de faire régner l’état de droit et de protéger les droits et libertés individuels garantis par la Constitution de la Bosnie‑Herzégovine et la Convention européenne des droits de l’homme.
(...)
46. La compétence des divisions de la [Cour d’Etat] où siègent des juges internationaux inclut indubitablement certaines matières dérivées du droit international. La nature supranationale du droit pénal international – qui a été reconnue par la jurisprudence des tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo, du Tribunal de la Haye et du Tribunal pour le Rwanda – s’étend aux juridictions pénales internationales, auxquelles on peut assurément assimiler les juridictions nationales où siègent un certain nombre de juges internationaux. Le Haut-Représentant a nommé les juges internationaux de la [Cour d’Etat] dans l’exercice des pouvoirs qui lui étaient conférés par les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies et conformément à la recommandation qui avait été formulée par le greffe en vertu de l’accord du 1er décembre 2004 et qui était également signée par le Président du Conseil supérieur de la magistrature. Il est particulièrement important que le Conseil supérieur de la magistrature, organe indépendant compétent pour nommer les juges nationaux, ait participé à la procédure préalable à la nomination.
47. La Cour constitutionnelle conclut que les juges internationaux membres de la formation de jugement qui a rendu le verdict contesté avaient été nommés conformément à une procédure qui respectait les normes relatives à l’équité des procès découlant de l’article 6 de la Convention européenne. De plus, la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat], l’accord du 1er décembre 2004 et les décisions de nomination elles-mêmes avaient mis en place les conditions et mécanismes nécessaires pour assurer l’indépendance de ces juges face à toute ingérence ou influence de l’exécutif ou d’autorités internationales. Lesdits juges étaient en effet tenus de respecter et d’appliquer toutes les règles généralement applicables dans les procédures pénales nationales, lesquelles sont conformes aux normes internationales. Ils avaient un mandat déterminé, pendant la durée duquel leurs activités étaient contrôlées. Leur nomination était motivée par la nécessité d’établir des juridictions nationales, de les renforcer pendant la phase transitoire et de les aider à faire répondre de leurs actes les auteurs de violations graves des droits de l’homme et de crimes motivés par des considérations ethniques. Elle visait donc à assurer l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire et la bonne administration de la justice. Même le fait que la procédure de nomination ait été modifiée par l’accord ultérieur du 26 septembre 2006, en vertu duquel la nomination des juges internationaux a été confiée au Conseil supérieur de la magistrature de la Bosnie-Herzégovine, n’implique pas automatiquement, en soi, que la manière dont ces juges étaient nommés au moment des verdicts contestés était contraire aux principes de garantie de l’indépendance des tribunaux au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne. La Cour constitutionnelle conclut que l’auteur du recours n’a pas présenté d’arguments ni d’éléments convaincants à l’appui de ses allégations relatives à un défaut d’indépendance des juges internationaux. Quant à ses allégations selon lesquelles le juge national était « insuffisamment expérimenté » et manquait ainsi d’indépendance, la Cour constitutionnelle considère qu’elles sont manifestement mal fondées et n’appellent pas un examen plus approfondi. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle juge infondé le grief de l’auteur du recours consistant à dire que la formation de jugement manquait d’indépendance et qu’il y a donc eu méconnaissance des normes relatives à l’équité des procès consacrées par l’article II § 3 e) de la Constitution de la Bosnie‑Herzégovine et par l’article 6 de la Convention européenne et, partant, violation du droit à un procès équitable.
(...)
60. L’un des principaux arguments de l’auteur du recours concerne la relation entre la procédure pénale en cause et l’article 7 de la Convention européenne, à savoir le fait, comme il l’a souligné, qu’il a été condamné en vertu du [code pénal de 2003] et non du code qui était en vigueur au moment de l’infraction, le [code pénal de 1976], qui prévoyait une sanction plus clémente.
(...)
65. En l’espèce, l’auteur du recours admet qu’au regard des dispositions applicables au moment des faits les actes dont il a été reconnu coupable étaient constitutifs d’une infraction pénale lorsqu’il les a commis. Cependant, s’appuyant principalement sur la notion de « peine plus clémente », c’est-à-dire de « loi plus clémente », il dénonce l’application des dispositions du droit matériel qui a été faite dans son affaire. Il considère en effet que le [code pénal de 1976], qui était en vigueur lorsqu’il a commis l’infraction pénale dont il a été reconnu coupable et qui prévoyait notamment la peine de mort pour les formes les plus graves de cette infraction, est une loi plus clémente que le [code pénal de 2003], qui prévoit un emprisonnement de longue durée pour les formes les plus graves de la même infraction.
(...)
69. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle considère qu’il n’est tout simplement pas possible d’« éliminer » la sanction la plus sévère applicable en vertu de l’une et l’autre loi pour n’appliquer que les autres sanctions, plus clémentes, de sorte que les crimes les plus graves seraient en pratique insuffisamment punis. Cela étant, elle ne donnera pas de motifs détaillés et ne se livrera pas à une analyse approfondie de ces dispositions, mais se concentrera ici sur les exceptions aux obligations imposées par l’article 7 § 1 de la Convention européenne, ces exceptions étant régies, comme cela est communément admis, par l’article 7 § 2.
70. A cet égard, la Cour constitutionnelle note que l’article 7 § 2 de la Convention européenne renvoie aux « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », et que l’article III 3 b) de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine dispose que « [l]es principes généraux du droit international font partie intégrante du droit de la Bosnie-Herzégovine et des entités ». Il s’ensuit que ces principes font partie intégrante de l’ordre juridique de la Bosnie-Herzégovine, sans même que les conventions et autres documents régissant leur application aient été ratifiés, et que l’ordre juridique national inclut donc aussi le Statut du Tribunal international chargé de juger les personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie (1993).
71. De plus, la Cour constitutionnelle souligne que la Constitution de la Bosnie-Herzégovine s’inscrit dans le cadre d’un accord international et que, si cette circonstance n’amoindrit pas son importance, elle montre clairement la place du droit international dans l’ordre juridique national, place qui est telle que plusieurs conventions internationales, notamment la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) et la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949), et les Protocoles additionnels I et II (1977), ont le statut de principes constitutionnels et sont d’application directe en Bosnie-Herzégovine. A cet égard, il y a lieu de mentionner que l’ex-RSFY était signataire desdites conventions et que la Bosnie-Herzégovine, en tant que sujet de droit international reconnu ayant déclaré son indépendance le 6 mars 1992, a accepté tous les instruments ratifiés par l’ex‑RSFY, dont les conventions susmentionnées, lesquelles ont par la suite été incorporées à l’Annexe 4 de l’Accord de Dayton, qui contient la Constitution de la Bosnie-Herzégovine.
72. Le libellé de l’article 7 § 1 de la Convention européenne ne vise que les cas où un individu est condamné pour une infraction. Il n’interdit pas l’application rétroactive des lois et ne consacre pas le principe non bis in idem. Il n’est pas non plus applicable aux cas tels que ceux visés dans la loi britannique de 1965 sur les dommages de guerre, qui a modifié avec effet rétroactif la règle de common law en vertu de laquelle la perte de biens privés en temps de guerre devait dans certaines circonstances donner lieu à une indemnisation.
73. La Cour constitutionnelle note que l’article 7 § 1 de la Convention européenne vise les infractions « d’après le droit national ou international ». Elle note aussi, en particulier, l’interprétation donnée de l’article 7 dans plusieurs textes relatifs à cette question, qui reposent sur la position de la Cour européenne selon laquelle une condamnation résultant d’une application rétroactive du droit national n’emporte pas violation de l’article 7 de la Convention européenne lorsque l’acte pour lequel l’intéressé est condamné était une infraction au regard du « droit international » au moment où il a été commis. Cette analyse est particulièrement pertinente en l’espèce (et dans d’autres affaires semblables), étant donné que le principal moyen du recours concerne l’application de règles de droit qui sont avant tout de nature internationale, à savoir les dispositions de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), de la Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949) et des Protocoles additionnels I et II (1977), plutôt que l’application de tel ou tel texte de droit pénal, indépendamment de sa teneur et des sanctions qu’il prévoit.
74. De plus, en ce qui concerne l’application rétroactive de la loi pénale, la Cour constitutionnelle souligne que l’article 7 de la Convention européenne a été rédigé immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, et que ses auteurs avaient pour intention d’englober les principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées, notion reprise de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ), dont la jurisprudence est généralement considérée comme la troisième source formelle du droit international. En d’autres termes, le Statut de la CIJ est applicable aux Etats qui y sont parties, et les règles qu’il énonce sont considérées comme une source de droit et s’appliquent même aux autorités internes. Tant le Statut de la Cour internationale de Justice que l’article 7 de la Convention européenne dépassent le cadre du droit national, et visent les « nations » en général. Dès lors, la Cour constitutionnelle estime que les normes régissant leur application doivent être recherchées dans ce contexte, et non pas simplement dans un cadre national.
75. La Cour constitutionnelle note par ailleurs qu’il ressort des travaux préparatoires de la Convention européenne que le libellé du paragraphe 2 de l’article 7 a pour but de « préciser que cet article n’affecte pas les lois qui, dans les circonstances tout à fait exceptionnelles qui se sont produites à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ont été passées pour réprimer les crimes de guerre et les faits de trahison et de collaboration avec l’ennemi et ne vise à aucune condamnation juridique ou morale de ces lois » (X c. Belgique, no 268/57, Annuaire 1 (1957), comparer avec De Becker c. Belgique no 214/56, Annuaire 2, p. 214 (1958)). En réalité, le libellé de l’article 7 de la Convention européenne n’est pas limitatif et doit être interprété de manière dynamique, de façon à englober d’autres actes qui impliquent un comportement immoral généralement reconnu comme criminel dans les différents droits nationaux. C’est eu égard à ce qui précède que la loi britannique de 1991 sur les crimes de guerre confère aux juridictions britanniques une compétence rétroactive pour connaître de certains crimes (assassinat, homicide volontaire ou involontaire) commis en territoire occupé par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale.
76. De l’avis de la Cour constitutionnelle, les considérations qui précèdent confirment que les crimes de guerre sont des « infractions d’après le droit international », eu égard au caractère universel de la compétence en matière de poursuites, de sorte que, si des condamnations étaient prononcées pour de tels actes en vertu d’une loi qui les aurait qualifiés a posteriori d’infractions pénales passibles de sanctions alors même qu’ils n’auraient pas été constitutifs d’infractions en vertu du droit applicable au moment de leur commission, ces condamnations ne seraient pas contraires à l’article 7 § 1 de la Convention européenne. Le 4 mai 2000, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision dans l’affaire Naletilić c. République de Croatie (no 51891/99), dans laquelle le requérant, accusé par le Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie d’avoir commis des crimes de guerre sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, formulait des griefs identiques à ceux présentés par l’auteur du recours dans la présente affaire, c’est-à-dire qu’il demandait l’application de « la loi la plus clémente ». Arguant que le code pénal de la République de Croatie prévoyait une sanction pénale plus clémente que celle du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il soutenait que l’application du Statut aurait emporté violation de l’article 7 de la Convention européenne. Dans sa décision, la Cour européenne des droits de l’homme, examinant la question de l’application de l’article 7, a dit ceci : « Quant à l’argument du requérant selon lequel il risquerait de se voir infliger une peine plus lourde par le TPIY que par les tribunaux internes si ces derniers menaient à terme la procédure engagée contre lui, la Cour relève que, même à supposer que l’article 7 de la Convention entre en jeu en l’espèce, c’est le paragraphe 2 et non le paragraphe 1 de cette disposition qui serait applicable. Cela signifie que la seconde phrase de l’article 7 § 1, qu’invoque le requérant, ne trouverait pas à s’appliquer. Il s’ensuit que cette partie de la requête est (...) manifestement mal fondée (...) et doit dès lors être rejetée (...). »
77. Enfin, la Cour constitutionnelle souligne que les procès tenus à Nuremberg et à Tokyo respectivement en 1945 et en 1946, après la Seconde Guerre mondiale, concernaient des actes qui n’ont été définis comme crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide, etc. qu’après leur commission, à savoir dans la Convention de Genève. C’est à ce moment que la guerre d’agression a été érigée en « crime international », comme l’a confirmé la Commission du droit international dans son annuaire de 1957 (vol. II). A cette époque aussi, des discussions ont eu lieu au sujet du principe nullum crimen nulla poena sine lege. Il en est allé de même au moment de l’adoption du Statut du Tribunal international chargé de juger les personnes accusées d’avoir commis des violations graves du droit international humanitaire sur le territoire de l’ex-Yougoslavie (en 1993).
78. Il est tout à fait clair que la notion de responsabilité pénale individuelle pour des actes contraires à la Convention de Genève ou au droit national est très étroitement liée à celle de protection des droits de l’homme, car les conventions de protection des droits de l’homme et les autres conventions adoptées dans ce domaine concernent le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et psychique, l’interdiction de l’esclavage et de la torture, l’interdiction de la discrimination, etc. De l’avis de la Cour constitutionnelle, une absence de protection des victimes, autrement dit des sanctions insuffisantes pour les criminels, ne semble pas compatible avec le principe d’équité et l’état de droit consacrés à l’article 7 de la Convention européenne, dont le paragraphe 2 permet en pareil cas de déroger à la règle énoncée au paragraphe 1.
79. Au vu de ce qui précède, et eu égard à l’application de l’article 4a du [code pénal de 2003] combiné avec l’article 7 § 1 de la Convention européenne, la Cour constitutionnelle conclut qu’en l’espèce l’application du [code pénal de 2003] dans la procédure menée devant la [Cour d’Etat] n’a pas emporté violation de l’article 7 § 1 de la Convention européenne. »
16. L’opinion dissidente du juge Mato Tadić, jointe à cette décision, est ainsi libellée en ses passages pertinents (traduction du greffe) :
« En vertu de l’article 41 § 2 du règlement de la Cour constitutionnelle de la Bosnie-Herzégovine (Journal officiel de la Bosnie-Herzégovine no 60/50), je livre ici mon opinion dissidente, dans laquelle j’expose les raisons pour lesquelles je ne puis souscrire à l’avis exprimé par la majorité des juges de la Cour constitutionnelle de la Bosnie-Herzégovine dans cette décision :
(...)
A mon avis, les juridictions internes devraient appliquer la loi la plus clémente, en l’occurrence celle qui était en vigueur lorsque l’infraction pénale a été commise. Il n’est pas aisé de dire quelle loi est la plus clémente, et cette question de droit est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Compte tenu d’une dizaine de critères élaborés au fil de la doctrine et de la pratique, on peut conclure qu’en l’espèce la peine prévue est un facteur essentiel de détermination de la loi la plus clémente. Etant donné que la même infraction pénale était prévue (à l’article 142 du [code pénal de 1976]) dans la législation pénale de l’ex-Yougoslavie, dont la Bosnie-Herzégovine a hérité en vertu de son ordonnance de 1992 et qui prévoyait une peine de cinq ans d’emprisonnement ou la peine de mort [selon les cas], tandis que le nouveau texte appliqué en l’espèce (l’article 173 du [code pénal de 2003]) prévoit une peine d’emprisonnement de dix ans ou de longue durée, la question essentielle qui se pose est celle de savoir laquelle des deux lois est la plus clémente. A première vue, le [code pénal de 2003] semble plus clément puisqu’il ne prévoit pas la peine de mort. Cependant, compte tenu, premièrement, du fait qu’à la suite de l’entrée en vigueur des Accords de Washington et de la Constitution de la Fédération de la Bosnie-Herzégovine en 1994, la peine de mort a été abolie, ce que n’a fait que confirmer la Constitution de la Bosnie‑Herzégovine à partir de 1995, et, deuxièmement, de la position des juridictions ordinaires de la Bosnie-Herzégovine, des entités et du district de Brčko (Cour suprême de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, Cour suprême de la Republika Srpska et Cour d’appel du district de Brčko) selon laquelle la peine de mort ne devait pas être prononcée (position qui fut également celle de la Chambre des droits de l’homme dans l’affaire Damjanović et Herak c. Fédération de Bosnie-Herzégovine), il apparaît que la loi de 1992 est plus clémente. En effet, au regard des règles normatives et de la jurisprudence susmentionnées, la peine maximale pouvant être prononcée pour cette infraction est une peine de vingt ans d’emprisonnement.
La référence faite à l’article 7 § 2 de la Convention européenne est sans pertinence en l’espèce. Cette disposition vise essentiellement à fournir une base légale pour la poursuite des violations des Conventions de Genève devant les instances internationales établies pour connaître de tels faits, par exemple les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, et pour le jugement par les juridictions internes d’affaires dans lesquelles la législation interne n’avait pas érigé en infractions pénales les actes en cause. En d’autres termes, cette disposition s’applique lorsque le législateur n’avait pas prévu tous les éléments constitutifs des infractions visées dans les Conventions de Genève. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit en l’espèce. L’infraction pénale en question était prévue par la législation interne, aussi bien quand elle a été commise qu’au moment du procès, et par conséquent tous les mécanismes du droit pénal et tous les droits garantis par la Constitution doivent être appliqués de manière cohérente, y compris les droits garantis par la Convention européenne. L’affaire Naletelić n’est pas pertinente ici, car il s’agissait de poursuites dirigées par un procureur international contre [le requérant dans cette affaire] devant un tribunal international institué dans un cadre spécial et investi de pouvoirs définis par la résolution des Nations unies et par son Statut. Ce tribunal n’applique pas le droit national mais ses propres procédures et ses propres peines et sanctions. S’il en allait autrement, très peu d’accusés répondraient à ses convocations. Je suis donc d’avis que la position de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Naletelić était totalement fondée mais qu’elle n’est pas applicable à la présente affaire.
J’estime qu’il est absolument inutile ici de se référer longuement à telle ou telle juridiction internationale ou aux aspects qui lui sont spécifiques, tels sa compétence, car la présente affaire concerne simplement un procès tenu devant une juridiction interne conformément au droit national, et non une affaire déférée à un tribunal international.
Pour l’essentiel, la décision Naletelić traite de procès historiques (Nuremberg, Tokyo) et, de manière générale, d’un aspect international qui est totalement dépourvu de pertinence en l’espèce car, comme je l’ai souligné ci-dessus, l’infraction pénale en cause existait dans notre législation nationale et, lorsqu’elle a été commise, la sanction correspondante était déjà prévue, ce qui n’était pas le cas dans le procès de Nuremberg. Cela n’a du reste pas été contesté par l’auteur du recours. C’est même ce dernier qui a souligné que les faits qui lui étaient reprochés étaient déjà constitutifs d’une infraction pénale passible de sanctions en droit interne au moment de leur commission, et il ne demande que l’application des dispositions correspondantes. Il soutient également que l’application par les juges du [code pénal de 2003] et non de l’article 142 du [code pénal de 1976] hérité [de l’ex-Yougoslavie] a emporté violation de la Constitution et de l’article 7 § 1 de la Convention européenne.
Pour rester bref, je rappellerai l’opinion de M. Antonio Cassese, éminent professeur de l’Université d’Etat de Florence, qui fut nommé Président du Tribunal pénal international de La Haye. Dans un document de 2003 intitulé Opinion on the Possibility of Retroactive Application of Some Provisions of the New Criminal Code of Bosnia and Herzegovina [Opinion sur la possibilité d’une application rétroactive de certaines dispositions du nouveau code pénal de Bosnie-Herzégovine], il formulait la conclusion suivante : « Enfin, en ce qui concerne la question de savoir si la [Cour d’Etat] devrait appliquer la sanction la plus clémente aux infractions pour lesquelles le nouveau code pénal prévoit une peine plus lourde que celle prévue par l’ancienne loi, je voudrais dire ceci : la réponse à cette question ne peut être que oui. Cette conclusion repose sur deux fondements juridiques : premièrement, il existe un principe général de droit international selon lequel, si une même infraction est prévue dans deux dispositions successives dont l’une impose une peine moins sévère, la peine prononcée devrait être déterminée en vertu du principe favor libertatis ; deuxièmement, ce principe est expressément mentionné à l’article 7 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui énonce qu’il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. Dès lors, la [Cour d’Etat] devrait toujours appliquer la peine la plus clémente lorsqu’il y a une différence de durée entre les peines prévues respectivement par l’ancienne et par la nouvelle disposition pénale. Il est clair que l’application rétroactive du code pénal est liée à la peine et non à d’autres éléments de cet article. »
(...)
Pour ces raisons, je n’ai pas pu souscrire pleinement à l’avis de la majorité exposé dans la présente décision. »
17. Peu après avoir achevé de purger sa peine le 12 juin 2009, le requérant quitta le pays.
C. Les faits concernant M. Damjanović
18. M. Damjanović est né en 1966. Il purge toujours sa peine à la prison de Foča.
19. Le 2 juin 1992, pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, il joua un rôle important dans le passage à tabac pendant une à trois heures de Bosniaques capturés à Sarajevo. Les violences furent infligées au moyen de fusils, de gourdins, de bouteilles, de coups de pied et de coups de poing. Les victimes furent ensuite emmenées dans un camp d’internement.
20. Le 17 octobre 2005, s’estimant mieux à même de protéger les témoins (qui risquaient davantage de faire l’objet d’intimidations au niveau de l’entité) et consciente du caractère sensible du dossier (il s’agissait d’actes de torture pratiqués sur un grand nombre de victimes), une chambre d’instruction de la Cour d’Etat décida de retirer l’affaire au tribunal cantonal de Sarajevo, devant lequel elle était pendante depuis des années. Elle s’appuya sur les critères énoncés au paragraphe 40 ci-après et sur l’article 449 du code de procédure pénale de 2003.
21. Le 26 avril 2006, le requérant fut arrêté.
22. Le 18 juin 2007, une chambre de première instance de la Cour d’Etat le déclara coupable du crime de guerre de torture et le condamna à onze années d’emprisonnement en vertu de l’article 173 § 1 du code pénal de 2003. Ce jugement fut confirmé par une chambre d’appel de la Cour d’Etat le 19 novembre 2007. L’arrêt de la chambre d’appel fut notifié au requérant le 21 décembre 2007.
23. Le 20 février 2008, le requérant forma un recours constitutionnel, qui fut rejeté pour tardiveté le 15 avril 2009.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS ET LES DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le droit matériel applicable aux affaires de crimes de guerre
1. Les principes généraux
24. En vertu de ses pouvoirs d’urgence[8], le Bureau du Haut‑Représentant a édicté le 24 janvier 2003 le code pénal de 2003. Entré en vigueur le 1er mars 2003, ce code a ensuite été approuvé par l’Assemblée parlementaire de la Bosnie-Herzégovine[9]. En son article 3, il dispose que nul ne peut se voir imposer une peine ou une autre sanction pénale pour un acte qui, lorsqu’il a été commis, n’était pas constitutif d’une infraction pénale en droit national ou international et pour lequel aucune peine n’était prévue par la loi. De plus, en vertu de l’article 4 de ce code, la loi appliquée à l’auteur de l’infraction pénale est celle qui était en vigueur au moment de la commission des faits qui lui sont reprochés mais, si la loi a été modifiée entre-temps, c’est la loi la plus clémente pour lui qui s’applique. En janvier 2005, le législateur a ajouté l’article 4a au code pénal de 2003. Comme l’article 7 § 2 de la Convention, cette disposition énonce que les articles 3 et 4 du code ne portent pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux du droit international.
25. Conformément à ces principes, les juridictions internes appliquent, dans les affaires de crimes de guerre, soit le code pénal de 1976[10], soit, s’il est jugé plus clément pour l’auteur des faits, le code pénal de 2003. Les codes intermédiaires des entités (le code pénal de 1998[11], de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et le code pénal de 2000[12] de la Republika Srpska) n’ayant que rarement, voire jamais, été appliqués dans ce type de cas, ils sont sans pertinence aux fins de la présente affaire.
2. Le code pénal de 1976
26. Pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, le code pénal de 1976 était en vigueur dans tout le pays. Il est demeuré en vigueur en Fédération de Bosnie-Herzégovine jusqu’en 1998 et en Republika Srpska jusqu’en 2000 (année au cours de laquelle il a été abrogé et remplacé par les codes des entités mentionnés au paragraphe 25 ci-dessus). En vertu de ce code, les crimes de guerre étaient passibles d’une peine d’emprisonnement de cinq à quinze ans ou, pour les faits les plus graves, de la peine de mort ; une peine de vingt ans d’emprisonnement pouvait aussi être imposée au lieu de la peine de mort (articles 37, 38 et 142 du code). Les complices de crimes de guerre (cas de M. Maktouf) devaient en principe être sanctionnés de la même manière que s’ils en avaient été les auteurs, mais il était aussi possible de réduire leur peine pour la ramener à un an d’emprisonnement (articles 24, 42 et 43 du code). Les articles pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :
Article 24 § 1
« Quiconque aide intentionnellement un tiers à commettre un acte criminel est puni de la même manière que s’il avait lui-même commis l’acte en question ; cependant la peine peut aussi être réduite. »
Article 37 § 2
« La peine de mort ne peut être prononcée que pour les actes criminels les plus graves et si elle est prévue par la loi. »
Article 38 §§ 1 et 2
« La durée de la peine d’emprisonnement ne peut être inférieure à quinze jours ni supérieure à quinze ans.
Le juge peut infliger une peine d’emprisonnement d’une durée de vingt ans pour les actes criminels passibles de la peine de mort. »
Article 42
« Le juge peut infliger une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi ou une sanction moins sévère :
a) lorsque la loi prévoit que la peine peut être réduite [comme à l’article 24 § 1 du code] ;
b) lorsqu’il conclut à l’existence de circonstances atténuantes indiquant que le but punitif de la sanction peut être atteint par une peine inférieure. »
Article 43 § 1
« Lorsque sont réunies les conditions permettant la réduction de peine visée à l’article 42 du présent code, le juge réduit la peine dans les limites suivantes :
a) si la peine minimale prévue pour l’acte incriminé est d’au moins trois ans d’emprisonnement, la peine peut être ramenée à un an ;
(...) »
Article 142 § 1
« Quiconque, en violation des règles du droit international en vigueur en temps de guerre, de conflit armé ou d’occupation, ordonne ou commet (...) des actes de torture, (...) une prise d’otages, (...) est puni d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au minimum ou de la peine de mort. »
27. Depuis l’entrée en vigueur de l’Accord de Dayton le 14 décembre 1995, il n’est plus possible de prononcer la peine de mort. En particulier, les annexes 4 et 6 de l’accord stipulent que la Bosnie-Herzégovine et ses entités doivent garantir à toutes les personnes placées sous leur juridiction les droits et libertés reconnus dans la Convention et les protocoles y relatifs (y compris le Protocole no 6 concernant l’abolition de la peine de mort) et dans les autres accords internationaux énumérés dans ces annexes (dont le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort). Les autorités internes ont toujours considéré que ces dispositions signifiaient que nul ne pouvait être condamné à mort ou exécuté en temps de paix, pas même pour des infractions pénales commises pendant la guerre de 1992-1995[13].
3. Le code pénal de 2003
28. Le code pénal de 2003 punit les crimes de guerre de peines d’emprisonnement allant de dix à vingt ans et les crimes les plus graves de peines d’emprisonnement de longue durée allant de vingt à quarante-cinq ans (articles 42 et 173). Les complices de crimes de guerre (cas de M. Maktouf) doivent être punis de la même manière que s’ils étaient eux‑mêmes les auteurs des faits, mais leur peine peut aussi être ramenée à cinq ans d’emprisonnement (articles 31, 49 et 50 du code). Les articles pertinents sont ainsi libellés :
Article 31 § 1
« Quiconque aide intentionnellement un tiers à commettre un acte criminel est puni de la même manière que s’il avait lui-même commis l’acte en question ; cependant la peine peut aussi être réduite. »
Article 42 §§ 1 et 2
« La durée de la peine d’emprisonnement ne peut être inférieure à trente jours ni supérieure à vingt ans.
Pour les actes criminels les plus graves commis délibérément, une peine allant de vingt à quarante-cinq ans d’emprisonnement (emprisonnement de longue durée) peut exceptionnellement être infligée. »
Article 49
« Le juge peut infliger une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi ou une sanction moins sévère :
a) lorsque la loi prévoit que la peine peut être réduite [comme à l’article 31 § 1 du code] ;
b) lorsqu’il conclut à l’existence de circonstances atténuantes indiquant que le but punitif de la sanction peut être atteint par une peine inférieure. »
Article 50 § 1
« Lorsque sont réunies les conditions permettant la réduction de peine visée à l’article 49 du présent code, le juge réduit la peine dans les limites suivantes :
a) si la peine minimale prévue pour l’acte incriminé est d’au moins dix ans d’emprisonnement, la peine peut être ramenée à cinq ans ;
(...) »
Article 173 § 1
« Quiconque, en violation des règles du droit international en vigueur en temps de guerre, de conflit armé ou d’occupation, ordonne ou commet (...) des actes de torture, (...) une prise d’otages, (...) est puni d’une peine d’emprisonnement de dix ans au minimum ou d’une peine d’emprisonnement de longue durée. »
4. Les pratiques en matière d’infliction des peines
29. Dans des affaires de crimes de guerre, les juridictions des entités et la Cour d’Etat ont interprété de différentes manières les principes exposés au paragraphe 24 ci-dessus. A quelques exceptions près[14], les juridictions des entités appliquent en principe le code de 1976. Pour sa part, la Cour d’Etat a dans un premier temps appliqué le code de 2003 dans toutes les affaires, estimant qu’il était toujours plus clément. En mars 2009, elle a toutefois commencé à suivre une nouvelle approche consistant à déterminer au cas par cas lequel des codes était plus clément pour l’auteur de l’infraction[15]. Depuis, elle applique le code de 1976 aux cas les moins graves de crimes de guerre[16] et continue d’appliquer le code de 2003 aux cas les plus graves, qui concernent des faits passibles de la peine de mort en vertu du code de 1976[17], et à chaque fois qu’elle juge que, pour une autre raison, le code de 2003 est plus clément pour l’auteur de l’infraction[18]. Il y a lieu de noter que cette nouvelle approche ne concerne que les chambres d’appel de la Cour d’Etat ; les chambres de première instance continuent pour leur part d’appliquer le code de 2003 à toutes les affaires de crimes de guerre. Selon les chiffres communiqués par le Gouvernement (paragraphe 63 ci-dessous), les chambres d’appel ont rendu vingt et une décisions dans des affaires de crimes de guerre entre mars 2009 (début de l’application par la Cour d’Etat de sa nouvelle approche) et novembre 2012. Elles ont appliqué le code de 1976 dans cinq affaires et le code de 2003 dans les seize autres. Cependant, l’application par une chambre d’appel du code de 1976 n’a pas toujours abouti à une réduction de la peine (dans deux affaires[19], la chambre d’appel a infligé en vertu du code de 1976 la même peine que celle prononcée par la chambre de première instance en vertu du code de 2003 ; dans une affaire[20], elle a même imposé en vertu du code de 1976 une peine plus lourde que celle infligée par la chambre de première instance en vertu du code de 2003).
5. Commentaires formulés par diverses institutions internationales de défense des droits de l’homme
30. Il semblerait que l’application décrite au paragraphe précédent de différents codes pénaux dans les affaires de crimes de guerre ait donné lieu à différentes pratiques en matière d’infliction des peines. Selon un rapport publié en 2008 par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), intitulé Moving towards a Harmonised Application of the Law Applicable in War Crimes Cases before Courts in Bosnia and Herzegovina (Vers une application harmonisée du droit applicable aux affaires de crimes de guerre devant les juridictions compétentes en Bosnie-Herzégovine), les juridictions des entités imposeraient généralement des peines plus légères que la Cour d’Etat. Ce rapport se lit ainsi en sa partie pertinente en l’espèce (traduction du greffe) :
« L’application de différents codes pénaux conduit aussi à des différences marquées entre les peines infligées pour crimes de guerre par les juridictions de l’Etat d’une part et par celles des entités d’autre part. Cette situation découle des différences importantes existant entre les peines applicables en vertu des différents codes. Par exemple, une juridiction d’une entité a condamné un accusé reconnu coupable de traitements cruels à l’égard de prisonniers à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois alors que la Cour d’Etat a condamné un autre accusé auquel étaient reprochés des actes similaires à une peine d’emprisonnement de dix ans et demi. En moyenne, les peines imposées par la [Cour d’Etat] dans les affaires de crimes de guerre sont près de deux fois plus lourdes que celles infligées par les juridictions des entités. »
31. Dans un rapport de 2011 intitulé Delivering Justice in Bosnia and Herzegovina (Rendre la justice en Bosnie-Herzégovine), l’OSCE estimait que l’application de différents codes pénaux au niveau de l’Etat d’une part et des entités d’autre part pouvait être problématique pour certains types d’affaires de crimes de guerre. En sa partie pertinente en l’espèce, ce rapport est ainsi libellé (traduction du greffe) :
« Certes, on peut admettre que la question de savoir quel code pénal appliquer dans les affaires de crimes de guerre soit appréciée au cas par cas. Dans bien des affaires jugées par les juridictions des entités, l’application du code [de 1976] ne constitue pas un problème grave en pratique. En général, l’application de différents codes porte atteinte au principe de l’égalité devant la loi dans les affaires dans lesquelles, en se fondant sur le code [de 2003], le juge pourrait condamner l’accusé à une peine supérieure à la peine maximale de quinze ou vingt ans prévue par le code [de 1976]. Dans ces affaires, on peut dire que l’application du code [de 1976] ne permet pas aux juges d’imposer une peine proportionnée à la gravité des crimes commis et, en outre, que les peines ne sont pas harmonisées avec celles prononcées en pratique au niveau national. Une autre catégorie d’affaires dans lesquelles l’application du code [de 1976] est problématique est celle des affaires où la conduite de l’accusé relèverait plutôt de la notion de crime contre l’humanité ou de la théorie de la responsabilité du commandement, qui ne sont expressément prévues que dans le code [de 2003]. »
32. Dans ses Observations finales concernant le deuxième rapport périodique de la Bosnie-Herzégovine (CCPR/C/BIH/CO/2, 13 novembre 2012), le Comité des droits de l’homme des Nations unies a exprimé des préoccupations analogues (au paragraphe 7) :
« Le Comité donne acte à l’État partie de ses initiatives visant à régler les affaires de crimes de guerre, comme la mise en œuvre de la Stratégie nationale de poursuite des faits de crimes de guerre, mais il est toujours préoccupé par la lenteur avec laquelle les dossiers progressent, en particulier les affaires de violences sexuelles, et par le fait que les victimes de tels crimes ne reçoivent aucun soutien. Le Comité note aussi avec préoccupation que rien n’est fait pour essayer d’harmoniser la jurisprudence dans les affaires de crimes de guerre entre les Entités et que les tribunaux des Entités appliquent le Code pénal, aujourd’hui archaïque, de l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie lequel, entre autres choses, ne contient pas de dispositions relatives à la définition des crimes contre l’humanité, à la responsabilité des supérieurs hiérarchiques, à l’esclavage sexuel et aux grossesses forcées. Le Comité craint que cela ne nuise à la cohérence des jugements entre les Entités (art. 2 et 14).
L’État partie devrait accélérer les poursuites dans les affaires de crimes de guerre. Il devrait également continuer à assurer un soutien psychologique adéquat aux victimes de violences sexuelles, en particulier pendant le déroulement des procès. Il devrait de plus veiller à ce que les autorités judiciaires dans toutes les Entités s’efforcent activement d’harmoniser la jurisprudence dans les affaires de crimes de guerre et à ce que pour les inculpations de crimes de guerre, ce ne soit pas l’ancien Code pénal de l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie qui s’applique étant donné que celui-ci ne reconnaît pas certaines infractions comme constitutives de crimes contre l’humanité. »
33. Dans son Avis sur la sécurité juridique et l’indépendance du pouvoir judiciaire en Bosnie-Herzégovine (avis no 648/2011 du 18 juin 2012), la Commission de Venise a estimé que l’existence de plusieurs ordres juridiques différents et la fragmentation du système judiciaire faisaient qu’il était difficile pour la Bosnie-Herzégovine de satisfaire, notamment, aux exigences de cohérence de sa législation et de sa jurisprudence.
B. La Cour d’Etat
34. En vertu de ses pouvoirs d’urgence, le Bureau du Haut‑Représentant a édicté le 12 novembre 2000 la loi de 2000 sur la Cour d’Etat[21] portant création de la juridiction du même nom. Entrée en vigueur le 8 décembre 2000, cette loi a ensuite été approuvée par l’Assemblée parlementaire de la Bosnie-Herzégovine.
35. Dans le cadre de la stratégie de fin de mandat du TPIY mentionnée au paragraphe 9 ci-dessus, des chambres compétentes pour connaître des crimes de guerre ont été instituées au sein de la Cour d’Etat au début de l’année 2005. Pendant une phase transitoire qui a pris fin le 31 décembre 2012, ces chambres comprenaient des juges internationaux. Au début, ceux‑ci étaient nommés par le Bureau du Haut-Représentant en vertu d’un accord conclu en 2004 avec les autorités de la Bosnie-Herzégovine[22], pour un mandat de deux ans renouvelable. Les passages pertinents d’une décision type de nomination d’un juge international se lisent ainsi :
« (...)
Prenant note de la recommandation conjointe de nomination d’un juge international en date du 22 avril 2005, signée par le greffier des sections I (crimes de guerre) et II (crime organisé, criminalité économique et corruption) de la division pénale et de la division d’appel de la [Cour d’Etat] ainsi que [des sections spéciales du bureau du procureur de la Bosnie-Herzégovine], par le Président de la [Cour d’Etat] et par le Président du Conseil supérieur de la magistrature de la Bosnie-Herzégovine ;
Le Haut-Représentant rend la présente décision portant nomination d’un juge international à la section I (crimes de guerre) de la division pénale et de la division d’appel de la [Cour d’Etat].
1. Conformément à l’article 65 § 4, tel que modifié, de la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat], est nommé juge international à la section I (crimes de guerre) de la division pénale et de la division d’appel de la [Cour d’Etat]
Pietro Spera
2. Le mandat initial (...) d’une durée de deux ans est renouvelable en vertu de la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat]. Le [juge nommé] est tenu de résider en Bosnie-Herzégovine pendant toute la durée de son mandat et ne peut exercer aucune autre fonction qui serait incompatible avec ses fonctions judiciaires ou susceptible de l’empêcher de les exercer à plein temps. Toutes les autres obligations attachées à l’exercice des fonctions judiciaires énoncées dans la [loi de 2000 sur la Cour d’Etat] s’appliquent dans la mesure où elles sont pertinentes (...)
3. Le greffier international des sections I (crimes de guerre) et II (crime organisé, criminalité économique et corruption) de la division pénale et de la division d’appel de la [Cour d’Etat] et [des sections spéciales du parquet] avise le Haut‑Représentant de toute circonstance, notamment de l’existence d’éléments visés au paragraphe 2 [ci‑dessus], de nature à empêcher le [juge nommé] d’exercer son mandat. En cas de démission du [juge nommé] ou d’incapacité de celui-ci à exercer son mandat jusqu’à son terme, le Haut-Représentant nomme un successeur pour la durée restante du mandat susmentionné.
4. Au cours de son mandat, le [juge nommé] suivra tous les programmes de formation, conformément aux directives du Président de la [Cour d’Etat], et respectera toutes les règles de déontologie édictées par la [Cour d’Etat].
5. Le [juge nommé] exercera ses fonctions conformément à la Constitution et aux lois de la Bosnie-Herzégovine, prendra ses décisions au mieux de sa connaissance, en conscience, de manière responsable et impartiale afin de faire régner l’état de droit, et protégera les droits et libertés individuels garantis par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’y engagera dans une déclaration solennelle qu’il fera devant le président du Conseil supérieur de la magistrature de la Bosnie‑Herzégovine avant sa prise de fonctions, laquelle interviendra au plus tard le 6 mai 2005.
6. La présente décision prend effet immédiatement ; elle sera publiée sans délai au Journal officiel de la Bosnie-Herzégovine. »
36. En septembre 2006, le Bureau du Haut-Représentant et la Bosnie‑Herzégovine ont révisé la procédure de nomination des juges internationaux à la Cour d’Etat[23] : depuis lors, ceux-ci sont nommés, également pour un mandat renouvelable de deux ans, par un organe professionnel spécialisé, le Conseil supérieur de la magistrature de la Bosnie-Herzégovine.
C. Compétence en matière de crimes de guerre
37. Les affaires nationales de crimes de guerre se répartissent en deux catégories.
38. Les anciennes affaires (c’est-à-dire celles ayant fait l’objet d’un dépôt de plainte avant le 1er mars 2003) relèvent de la compétence des juridictions des entités si elles ont donné lieu à un acte d’accusation confirmé avant le 1er mars 2003. Dans le cas contraire, elles continuent de relever de la compétence des juridictions des entités, à moins que la Cour d’Etat ne décide de s’en saisir en vertu des critères énoncés au paragraphe 40 ci-dessous (article 449 du code de procédure pénale de 2003[24]).
39. Les affaires récentes (c’est-à-dire celles ayant fait l’objet d’un dépôt de plainte après le 1er mars 2003) relèvent de la compétence de la Cour d’Etat, qui peut cependant les transférer à la juridiction d’entité compétente en vertu des critères énoncés au paragraphe 40 ci-dessous (article 27 du code de procédure pénale de 2003).
40. En vertu du code des règles relatives à l’examen des crimes de guerre (28 décembre 2004)[25], la Cour d’Etat était en principe compétente pour connaître : a) des affaires concernant des faits de génocide, d’extermination, de meurtres multiples, de viol et autres agressions sexuelles graves commises de manière systématique (par exemple dans des camps), de réduction en esclavage, de torture, de persécution systématique et généralisée ou de détention en masse dans des camps, b) des affaires où les accusés étaient d’anciens ou d’actuels membres de la hiérarchie militaire, dirigeants politiques, membres de l’ordre judiciaire ou officiers de police gradés, des commandants de camp, des personnes connues pour des faits graves, contemporains ou passés, ou des violeurs récidivistes, c) des affaires dans lesquelles des témoins avaient participé aux exactions ou étaient soupçonnés d’y avoir participé, d) des affaires dans lesquelles il y avait un risque d’intimidation des témoins et e) des affaires dans lesquelles les auteurs des exactions devaient être jugés dans une région où l’opinion leur était favorable ou dans lesquelles les autorités avaient intérêt à empêcher l’examen public des crimes perpétrés. Tous les autres crimes de guerre relevaient en principe de la compétence des juridictions des entités. En décembre 2008, les autorités adoptèrent la Stratégie nationale sur les crimes de guerre, dans le cadre de laquelle étaient prévus, entre autres choses, de nouveaux critères. Ceux-ci sont toutefois quasiment identiques à ceux exposés ci-dessus.
D. La réouverture d’un procès pénal
41. L’article 327 du code de procédure pénale de 2003 dispose qu’un procès pénal peut être rouvert en faveur de l’accusé lorsque la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’il y avait eu violation des droits de l’homme pendant le procès et que le verdict reposait sur cette violation. Les demandes de réouverture du procès ne sont soumises à aucun délai. Elles peuvent même être introduites alors que la peine a déjà été purgée (article 329 § 2 du code).
En vertu de l’article 333 § 4 du code, un nouveau procès ne peut pas conduire à un alourdissement du verdict initial (interdiction de la reformatio in peius).
E. Le droit international humanitaire
42. En vertu des Conventions de Genève de 1949 (voir, par exemple, l’article 146 de la Convention relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre), les Hautes Parties contractantes doivent prendre toute mesure législative nécessaire pour fixer les sanctions pénales adéquates à appliquer aux personnes ayant commis, ou donné l’ordre de commettre, l’une ou l’autre des infractions graves définies dans ces conventions. Pour autant, les inculpés doivent bénéficier de garanties de procédure et de libre défense qui ne soient pas inférieures à celles prévues par la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre.
43. Aux termes de l’article 99 de la Convention relative au traitement des prisonniers de guerre, aucun prisonnier de guerre ne peut être poursuivi ou condamné pour un acte qui n’est pas expressément réprimé par la législation de la Puissance détentrice ou par le droit international en vigueur au jour où cet acte a été commis. La règle de la non-rétroactivité des délits et des peines figure aussi, en des termes quasi identiques, dans les Protocoles additionnels I (article 75 § 4 c)) et II (article 6 § 2 c)) de 1977. L’article 75 § 4 c) du Protocole I est ainsi libellé :
« Nul ne sera accusé ou condamné pour des actions ou omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international qui lui était applicable au moment où elles ont été commises. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise. Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l’application d’une peine plus légère, le délinquant doit en bénéficier. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
44. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le premier requérant, M. Maktouf, se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant. Il estime que, du fait notamment que deux de ses membres avaient été nommés par le Bureau du Haut‑Représentant pour un mandat renouvelable de deux ans, la juridiction qui l’a jugé n’était pas indépendante au sens de ladite disposition. En ses passages pertinents, l’article 6 § 1 est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
45. S’appuyant sur la décision Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine (nos 36357/04 et autres, CEDH 2007‑XII), le Gouvernement soutient que la Bosnie-Herzégovine ne peut être tenue pour responsable de la conduite du Haut-Représentant. Il invite donc la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il ajoute que si la Cour devait se déclarer compétente ratione personae pour connaître de ce grief, elle devrait le juger manifestement mal fondé. A cet égard, il argue que la Convention n’impose pas que les juges soient nommés à vie, comme l’illustrerait l’affaire Sramek c. Autriche (22 octobre 1984, série A no 84), dans laquelle la Cour aurait considéré qu’un mandat renouvelable de trois ans était suffisant. Il ajoute que les membres internationaux de la Cour d’Etat ont été nommés juges dans leur pays d’origine par des organes indépendants puis détachés à la Cour d’Etat dans le cadre d’une démarche d’assistance internationale à la Bosnie‑Herzégovine, dévastée par la guerre.
2. Le requérant
46. Le requérant répond à ces arguments que la Bosnie-Herzégovine est tenue d’organiser son système juridique de manière à garantir l’indépendance de l’ordre judiciaire. Il estime que, même si l’on tient compte de la possibilité de renouvellement prévue, la courte durée (deux ans) du mandat des juges internationaux fait peser un doute sérieux sur l’aptitude de ces derniers à rendre des décisions en toute indépendance. Il ajoute, sans citer de références précises, qu’en vertu de critères communément admis, les mandats d’une durée inférieure à six ans n’offrent pas une garantie satisfaisante d’indépendance des juges. Il souligne en outre que les juges internationaux de la Cour d’Etat étaient nommés, à l’époque, par le Bureau du Haut-Représentant, organe qui, d’après lui, s’apparente à un gouvernement national. Compte tenu de ces éléments, il conclut que le tribunal qui l’a jugé n’était pas indépendant au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. Le tiers intervenant
47. Dans ses observations de novembre 2012, le Bureau du Haut‑Représentant déclare que la présence de juges internationaux au sein de la Cour d’Etat visait à favoriser l’indépendance et l’impartialité de cette instance ainsi que le transfert des compétences juridiques requises. Il indique aussi que ses décisions concernant la nomination des juges internationaux étaient une formalité due au fa