QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 58500/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2015
DÉFINITIF
10/02/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Slavov et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58500/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Daniel Petkov Slavov, Mme Maria Plamenova Nenkova et MM. Daniel Danielov Slavov et Plamen Danielov Slavov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev et S. Stefanova, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du ministère de la Justice.
3. Dans leur requête devant la Cour, les requérants alléguaient en particulier que l’intervention des forces de l’ordre à leur domicile, le 31 mars 2010, leur avait causé un traumatisme psychologique s’analysant selon eux en un traitement dégradant. Ils estimaient en outre que la perquisition de leur logement et la saisie de divers objets personnels et moyens de communication constituaient une violation de leur droit au respect de leur domicile et de leur correspondance. M. Daniel Petkov Slavov (« le premier requérant ») se plaignait de multiples violations de son droit à la liberté et à la sûreté, d’une violation de son droit à la présomption d’innocence et d’une atteinte injustifiée à sa vie privée et à sa bonne réputation. Tous les requérants dénonçaient une violation de leur droit au respect de leurs biens en raison d’une confiscation prolongée des objets saisis lors de la perquisition de leur domicile. Ils se plaignaient enfin de l’absence de voies de recours internes susceptibles de remédier aux atteintes alléguées à leurs droits et libertés.
4. Le 26 mai 2014, les griefs tirés des articles 3, 5, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1968, en 1979, en 2003 et en 2006 et résident à Varna. Les deux premiers requérants sont époux. Les troisième et quatrième requérants sont les fils mineurs du couple.
A. Le contexte général de l’affaire
6. Le premier requérant est un homme d’affaires connu à Varna.
7. Entre décembre 2009 et avril 2010, le ministère bulgare de l’Intérieur effectua sur le territoire du pays plusieurs opérations policières qui visaient au démantèlement de différents groupes criminels. Au cours de ces opérations, la police procéda à l’arrestation de plusieurs individus, dont des hommes et des femmes politiques, ce qui fut largement relayé par les médias et suscita l’intérêt du grand public. Plusieurs hommes politiques, notamment le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ainsi que différents procureurs et commissaires de police, furent régulièrement sollicités par les médias pour commenter ces arrestations et les poursuites pénales qui s’ensuivirent.
8. Les événements entourant l’une de ces opérations, baptisée « Méduses », se trouvent à l’origine de la présente requête et de la requête Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, 15 octobre 2013).
B. L’intervention de la police au domicile des requérants
9. Le 30 octobre 2009, le parquet de la ville de Sofia ouvrit des poursuites pénales contre X pour abus de pouvoir par un fonctionnaire et détournement de fonds publics ayant entraîné un préjudice important pour la société municipale des transports en commun de Varna. Les faits incriminés avaient eu lieu entre 2003 et 2007. Le 8 février 2010, le procureur général ordonna le transfert du dossier de l’enquête pénale en cause au parquet régional de Varna. L’instruction devait être menée par la police de Varna sous la direction et la surveillance du parquet régional de la même ville.
10. Dans le cadre de cette enquête pénale, le 31 mars 2010, vers 6 heures, une équipe d’agents de police pénétra dans la maison familiale des requérants.
11. Selon les quatre requérants, à cette heure-là M. Slavov dormait dans une chambre au deuxième étage de la maison familiale et Mme Nenkova et ses deux fils dormaient dans une chambre située à l’étage inférieur.
12. M. Slavov dit avoir été réveillé par une secousse et un bruit très fort venu du rez-de-chaussée de la maison. Il se serait précipité vers l’étage inférieur et, depuis l’escalier, il aurait aperçu derrière les fenêtres plusieurs hommes cagoulés et vêtus en noir.
13. Mme Nenkova et les enfants auraient également été réveillés par le bruit. Les deux garçons, pris de peur, auraient crié et pleuré. En sortant de la chambre à coucher de ses enfants, Mme Nenkova aurait vu la porte d’entrée de la maison être projetée à l’autre bout de la pièce au rez-de-chaussée.
14. M. Slavov et Mme Nenkova auraient ensuite vu plusieurs hommes cagoulés et lourdement armés pénétrer dans leur maison et braquer leurs armes sur eux en criant : « Ne bougez pas ! Halte ! À terre ! » M. Slavov aurait été plaqué face contre le sol et quelqu’un lui aurait menotté les mains derrière le dos. Plusieurs policiers auraient braqué leurs armes sur lui. Puis ils l’auraient emmené à l’extérieur de la maison et lui auraient fait prendre la même position sur le pavage devant la porte d’entrée.
15. Une demi-heure plus tard, les policiers auraient été rejoints par un caméraman. Celui-ci aurait allumé sa caméra, aurait placé les policiers et le requérant et leur aurait fait simuler l’arrestation. Les agents auraient ordonné : « Par terre ! Ne bouge pas ! Police ! » Le caméraman aurait filmé la séquence à deux reprises consécutives. Pendant ce temps, M. Slavov aurait entendu les pleurs de ses enfants et de son épouse. Il aurait prié les policiers de mettre fin à la mise en scène, mais ceux-ci se seraient emportés contre lui.
16. Plus tard, un autre groupe de policiers en tenue civile et en uniforme serait arrivé ; M. Slavov aurait alors été autorisé à s’habiller dans le salon puis il aurait été emmené par les policiers vers 12 h 30. L’autre groupe d’agents serait resté dans la maison jusqu’à 14 heures.
C. L’état psychologique des requérants après l’intervention de la police à leur domicile
17. Après le départ de la police, Mme Nenkova emmena ses deux fils chez leur grand-père. D’après elle, les enfants auraient été très stressés et auraient continué à pleurer. Durant les deux mois qui suivirent l’opération policière, ils auraient eu du mal à dormir et auraient eu peur de retourner chez eux par crainte du retour des policiers cagoulés.
18. Le 31 mars 2010, le médecin de famille se rendit auprès des deux enfants à la demande de leur mère. Il observa que les garçons étaient émotionnellement très affectés par ce qui s’était passé le matin même et que le fils aîné, Daniel, présentait un tic des yeux.
19. Le 8 avril 2010, Mme Nenkova fit examiner ses deux fils par un pédopsychiatre. Le certificat délivré à la suite de l’examen de Daniel, l’aîné, fait état d’une anxiété accrue et de la persistance d’un tic nerveux des yeux. Le médecin ne décela pas de complications particulières d’ordre psychologique chez le cadet, Plamen.
20. Mme Nenkova indique que, durant toute la journée du 31 mars 2010, elle avait été extrêmement stressée, qu’elle tremblait de peur et qu’elle avait des nausées. Elle ajoute qu’elle a pris des tranquillisants et qu’elle a passé les jours suivants chez son père à essayer de réconforter ses enfants.
D. Les perquisitions et les saisies effectuées le 31 mars 2010
21. Selon les informations figurant au dossier de l’affaire, le 31 mars 2010, entre 6 h 30 et 10 h 10, les policiers ont procédé à la perquisition de la maison des requérants et du véhicule de M. Slavov, en présence de ce dernier, de deux témoins et d’un expert. Les deux procès-verbaux dressés par les policiers mentionnaient que les perquisitions avaient été effectuées en vertu de l’article 161, alinéa 2, du code de procédure pénale bulgare (CPP), c’est-à-dire sans l’autorisation préalable d’un juge, au motif que c’était le seul moyen de préserver et de recueillir des preuves en lien avec la procédure pénale en cause. Les formulaires de procès-verbaux comportaient une phrase standard invitant le propriétaire des lieux et du véhicule, soit le premier requérant, à présenter aux policiers tous les objets, documents ou données informatiques contenant des informations relatives à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police de Varna.
22. Dans différentes pièces de la maison, les policiers retrouvèrent et saisirent plusieurs billets de banque de différentes devises, trois téléphones portables, un pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci. Dans la voiture de M. Slavov, ils découvrirent et saisirent un autre pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci, quatre téléphones portables, deux permis de port d’arme au nom de M. Slavov et une carte SIM.
23. La première page de chacun des deux procès-verbaux porte le cachet du tribunal régional de Varna, le nom, le prénom et la signature de l’une des juges de ce tribunal et la mention « J’approuve ». Lesdites approbations sont datées du 31 mars 2010, à 17 heures pour l’une et à 17 h 10 pour l’autre.
24. Le 9 juin 2010, l’avocat de M. Slavov demanda au parquet régional de Varna de lui restituer six des sept téléphones portables qui auraient été saisis au domicile et dans la voiture de son client. Par une ordonnance du 22 juin 2010, le parquet régional rejeta la demande au motif que les téléphones portables en question faisaient l’objet d’expertises judiciaires. L’ordonnance mentionnait que le requérant pouvait faire appel devant le tribunal régional en vertu de l’article 111 du code de procédure pénale. Il ressort des éléments figurant au dossier que l’intéressé n’a pas intenté un tel recours.
25. Le 7 septembre 2010, l’avocat du requérant demanda la restitution de tous les objets saisis lors des perquisitions du 31 mars 2010. Cette demande n’a pas reçu de réponse des autorités.
26. Il ressort des informations fournies par les parties que, à la date du 28 novembre 2014, les objets en cause n’avaient pas été restitués au requérant.
E. La détention de M. Slavov et les poursuites pénales dirigées contre lui
27. Le 31 mars 2010, après la fin de la perquisition à son domicile, M. Slavov fut placé en détention pour vingt-quatre heures sur le fondement des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur, au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale.
28. Le même jour, à 22 h 45, en présence de son avocat, le requérant fut formellement inculpé par un enquêteur des infractions pénales suivantes : a) participation, entre 2003 et 2007, à un groupe criminel, composé de fonctionnaires municipaux et de particuliers, dont l’activité aurait impliqué la passation de contrats préjudiciables pour la municipalité et l’abus d’autorité par un fonctionnaire, infraction réprimée par l’article 321, alinéa 3, point 2, du code pénal ; b) passation, en 2003, d’un contrat de livraison de vingt autobus pour la société des transports en commun de Varna, sous des conditions défavorables qui auraient considérablement porté préjudice à cette société, infraction pénale punie par les articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; c) facilitation d’actes d’abus d’autorité par un fonctionnaire, commis entre 2005 et 2007 par le directeur de la société municipale des transports de Varna et par la chef comptable de cette entreprise, notamment la passation d’une commande en vue de la livraison de trente et un autobus à des conditions préjudiciables pour la société, infraction pénale relevant des articles 282, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; d) incitation d’un de ses complices présumés à livrer de faux témoignages, infraction pénale punie par l’article 293, alinéa 1, du code pénal. Le même jour, l’ordonnance d’inculpation fut contresignée par un procureur du parquet régional de Varna.
29. Par une ordonnance du même jour, un procureur ordonna la détention du requérant pour soixante‑douze heures, à compter de 22 h 45, en vertu de l’article 64, alinéa 2, du CPP, afin d’assurer sa comparution devant le tribunal régional de Varna.
30. Le 3 avril 2010, au matin, le parquet régional de Varna demanda au tribunal régional de la même ville d’ordonner la détention provisoire de M. Slavov.
31. Le requérant comparut devant le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010, à 12 heures. Il était assisté d’un avocat. À la fin de l’audience, le tribunal décida de placer le requérant en détention provisoire pour les motifs suivants :
« (...) Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à ce stade de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé. Il s’agit notamment des dépositions des témoins, des dépositions de l’inculpé P., des procès-verbaux de perquisition et de saisie et plus particulièrement des documents saisis dans les bureaux de la société de M. Slavov qui concernaient le marché public de livraison d’autobus pour la société des transports en commun de Varna. Le tribunal estime également qu’il existe un risque que l’inculpé s’enfuie ou commette une infraction (...). L’inculpé pourrait vouloir se soustraire à la justice en raison de la gravité de la sanction prévue pour les crimes qu’on lui reproche (вменените му във вина престъпления). Le risque de commission d’une infraction pénale est également réel, compte tenu notamment des tentatives d’une partie de ses complices d’inciter des témoins à déposer de faux témoignages et à produire de faux documents. »
32. L’intéressé contesta la décision du tribunal régional devant la cour d’appel de Varna, qui, par une décision du 13 avril 2010, rejeta son recours. La juridiction d’appel constatait qu’il y avait suffisamment d’éléments pour soupçonner le requérant de la commission des actes qu’on lui reprochait. Elle estimait qu’il n’y avait pas de risque de fuite, mais souscrivait à la conclusion du tribunal régional selon laquelle il existait un risque de commission de nouvelles infractions, notamment d’infractions susceptibles de nuire au déroulement de l’instruction pénale.
33. Le 18 mai 2010, le tribunal régional de Varna rejeta, pour les motifs suivants, une demande de remise en liberté formée par le requérant :
« (...) En ce qui concerne les allégations selon lesquelles aucun crime n’a été commis dans cette affaire, le tribunal ne partage pas cette thèse de la défense. Il estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci, ce qui ressort des preuves contenues dans le dossier (...) Pour cette raison et étant donné qu’il existe toujours un risque de commission de nouvelles infractions, le tribunal décide, en vertu de l’article 65, alinéa 4, du CPP :
De rejeter la demande (...) »
34. Le 28 mai 2010, le tribunal régional de Varna répondit positivement à la demande du requérant et le remit en liberté sous caution. Le montant de celle-ci fut initialement fixé à 200 000 levs bulgares (BGN) (environ 102 258 euros (EUR)). Le 1er juin 2010, statuant sur l’appel du requérant, la cour d’appel de Varna réduisit le montant de la caution et le fixa à 100 000 BGN (environ 51 129 EUR). Le requérant paya la somme et fut libéré le même jour.
35. Le 14 juin 2013, un procureur du parquet régional de Varna décida d’abandonner une partie des charges initiales dirigées contre le requérant pour absence de preuves suffisantes. Cette ordonnance fut confirmée par le tribunal régional de Varna.
36. Le 13 novembre 2013, le dossier de l’affaire fut envoyé au parquet de district de Varna. À la date du 28 novembre 2014, la procédure pénale contre le requérant pour des infractions commises sous l’angle des articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal était toujours pendante au stade de l’instruction préliminaire.
F. La couverture médiatique de la procédure pénale ouverte contre M. Slavov
37. L’opération policière « Méduses » reçut une large couverture médiatique. L’enregistrement vidéo de l’intervention policière au domicile des requérants, y compris l’arrestation de M. Slavov, fut livré aux médias, qui l’utilisèrent, en partie ou dans sa totalité, à plusieurs reprises dans leurs publications et reportages sur l’opération « Méduses ».
38. Le 1er avril 2010, le quotidien régional Cherno more publia des extraits d’une interview du ministre de l’Intérieur, Ts.Ts. Dans l’interview, celui-ci expliquait que les mesures d’instruction prises dans le cadre de l’opération « Méduses » se poursuivaient et qu’elles concernaient des marchés publics relatifs à l’importation d’autobus pour la compagnie municipale des transports de Varna. Il ajoutait que, selon les informations recueillies au cours de l’enquête, le montant réellement perçu par l’un des vendeurs à l’étranger était nettement inférieur à celui approuvé par le conseil municipal de Varna et que la différence avait été versée sur les comptes bancaires des suspects dans l’affaire en cause. Les propos du ministre de l’Intérieur concernant les relations existant entre le requérant – désigné sous son sobriquet, « Dankata », et l’un des autres suspects dans la même affaire, M. Gutsanov, furent cités mot pour mot dans l’article en cause :
« Le président du conseil municipal est lié à Dankata, ce qui est chose notoire à Varna. Ce lien n’a jamais été caché et ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. »
39. Le 1er avril 2010, le quotidien national Dnevnik publia un article intitulé « L’opération Méduses a secoué Varna », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« Le procureur régional de Varna, Vl.Ch., a indiqué qu’il ne pouvait pas dire encore qui était à la tête du groupe criminel. « L’opération « Méduses » en est à son stade initial », a dit le procureur. « Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Selon Ch., trois des contrats (...) qui concernaient la livraison d’autobus recyclés [remis en circulation après avoir été mis au rebut] en provenance d’Allemagne et de France avaient été conclus en 2003, 2005 et 2007. « Au moment des arrestations, les préparatifs pour la livraison suivante étaient en cours », a dit Ch. D’après lui, le schéma était simple : « La municipalité débloque 20 000 euros pour l’achat d’un autobus et délivre les documents nécessaires. Or le prix réellement payé n’a jamais dépassé 10 000 euros. » Selon Ch., pour chaque autobus acheté, il restait 10 000 euros pour les intermédiaires. « Je donne ces chiffres juste à titre d’exemple. Les éléments réels des transactions sont différents dans les trois cas de figure. » D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. »
40. Le 2 avril 2010, le quotidien national Standart publia un article consacré à l’opération « Méduses », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« En réalité, les cinquante et un autobus achetés entre 2003 et 2007 avaient été mis hors circulation, mais on les faisait passer pour des autobus recyclés », a dit hier à Standart le procureur régional de Varna. [Le procureur] a expliqué que Daniel Slavov, l’homme d’affaires arrêté, a joué le rôle d’intermédiaire et qu’il contrôlait, par le biais de ses sociétés, les trois transactions en cause. Selon les enquêteurs, le montant de celles-ci s’élevait à deux millions d’euros et autant d’argent a été subtilisé. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
41. Le droit et la jurisprudence internes pertinents en matière de protection de l’intégrité physique des individus au cours d’opérations policières, de perquisitions et de saisies, de préservation des preuves matérielles pendant les poursuites pénales, de placement en détention et de protection de la bonne réputation de l’individu se trouvent résumés dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59-64 et 67-75, CEDH 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
42. Les requérants soutiennent que l’intervention de la police à leur domicile les a soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
43. Les requérants se plaignent notamment que les modalités d’exécution de l’intervention policière en question les a soumis à une rude épreuve psychologique qui s’analyserait en un traitement dégradant. Ils précisent à cet égard que les policiers, qui auraient été cagoulés et lourdement armés, sont entrés par effraction très tôt le matin, et qu’ils ont braqué leurs armes sur eux et menotté M. Slavov.
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
44. Le Gouvernement considère que ce grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes, pour introduction prématurée et pour absence de qualité de victime des requérants.
45. Il indique, en premier lieu, que les requérants n’ont pas introduit une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État pour se plaindre des agissements des agents au cours de l’opération policière menée à leur domicile. Il soutient que la jurisprudence des juridictions internes en application de cette disposition a évolué d’une manière favorable aux requérants. À cet égard, il renvoie à quatre arrêts et décisions récents de la Cour administrative suprême (Решение № 1841/10.02.2014г. на ВАС по адм. дело № 13445/2012г.; Решение № 378/13.01.2014г. на ВАС по адм. дело № 2876/2013г.; Определение № 5907/25.04.2012г. на ВАС по адм. дело № 5506/2012г.; Решение № 2363/19.02.2013г. на ВАС по адм. дело № 4187/2012г.). Dans ces affaires, la Cour administrative suprême aurait estimé que les agissements des agents de police au cours d’arrestation, perquisitions domiciliaires et saisies relevaient du domaine de la fonction administrative et qu’ils étaient dès lors susceptibles d’engager la responsabilité de l’État en vertu de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. Or, en l’espèce, les requérants ne se seraient pas prévalus de la possibilité d’intenter une telle action.
46. Le Gouvernement observe ensuite que la procédure pénale menée contre M. Slavov est encore pendante devant les juridictions internes et en déduit que le grief tiré de l’article 3 de la Convention est prématurément introduit.
47. Il soutient enfin que l’opération policière mise en cause par les requérants ne visait en aucun cas à atteindre ceux-ci dans leur dignité ni à leur causer un quelconque préjudice moral et que, dès lors, elle ne peut s’analyser en un traitement incompatible avec l’article 3. Selon lui, les requérants ne peuvent donc se prétendre victimes d’une violation de leur droit garanti par cet article.
b) Les requérants
48. Les requérants contestent l’allégation du Gouvernement selon laquelle ils auraient omis d’épuiser les voies de recours internes. Ils soutiennent notamment qu’une action en dommages et intérêts engagée sur le fondement de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État n’aurait eu aucune chance raisonnable de succès.
49. Les requérants contestent, en particulier, la thèse du Gouvernement selon laquelle les tribunaux internes auraient opéré un revirement de leur jurisprudence constante et auraient commencé à assimiler les agissements des agents de police lors des arrestations et perquisitions domiciliaires à des actes tombant dans le domaine de la fonction administrative. Ils indiquent que les arrêts et décisions cités par le Gouvernement à l’appui de sa thèse ne sont pas des actes juridictionnels sur le fond des affaires, mais des actes de renvoi à l’instance inférieure pour réexamen, et qu’ils ne témoignent pas de l’émergence d’une nouvelle jurisprudence constante de la Cour administrative suprême. Ils ajoutent que, dans un arrêt du 20 mai 2014 (Решение № 6728/20.05.2014г. на ВАС по адм. дело № 15766/2013г), la même juridiction a réitéré que les agissements des agents de police dans le cadre d’une procédure pénale ne relevaient pas de la fonction administrative et n’étaient pas susceptibles d’engager la responsabilité de l’État pour dommages en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État. De plus, selon les requérants, les arrêts et décisions cités par le Gouvernement contredisent la jurisprudence bien établie et obligatoire de la Cour suprême de cassation en la matière, notamment avec un arrêt interprétatif de celle-ci (Тълкувателно решение № 3 от 22 април 2004 г. на ВКС по тълк. д. № 3/2004 г., ОСГК).
50. Concernant l’exception du Gouvernement tirée du caractère prématuré du grief, les requérants sont d’avis que l’issue des poursuites pénales pendantes à l’encontre de M. Slavov ne peut avoir aucune incidence sur le bien-fondé de leurs allégations de mauvais traitements de la part des policiers.
51. Les requérants allèguent enfin que leur grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’ils peuvent valablement se dire victimes d’un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
52. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État. Il se réfère notamment à un revirement récent de la jurisprudence des tribunaux internes, et il indique que les agissements des agents de police aux cours des arrestations, perquisitions et saisies tombent désormais dans le domaine de la fonction administrative et qu’ils peuvent engager la responsabilité de l’État si le demandeur arrive à prouver leur irrégularité au regard du droit interne.
53. La Cour rappelle d’abord que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils dénoncent. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 81, CEDH 2000‑VII, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000‑VII).
54. La Cour rappelle ensuite qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours suggéré par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été exercé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).
55. La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V). Elle observe à cet égard que, dans la présente affaire, les arrêts et décisions présentés par le Gouvernement font apparaître que le revirement de la jurisprudence interne en question s’est opéré progressivement entre 2012 et 2014 (paragraphe 45 ci-dessus), alors que l’opération policière au domicile des requérants s’est déroulée le 31 mars 2010 (paragraphes 11-16 ci-dessus) et que les intéressés ont introduit la présente requête le 30 septembre 2010 (paragraphe 1 ci-dessus). La Cour ne saurait dès lors reprocher aux requérants de ne pas avoir emprunté cette voie de recours. Par ailleurs, elle note que le Gouvernement n’a soumis aucun argument susceptible de justifier en l’espèce une exception à la règle selon laquelle l’effectivité des voies de recours interne s’apprécie au moment de l’introduction de la requête et qu’il n’a évoqué aucune autre voie de recours susceptible de remédier à la violation alléguée par les requérants.
56. Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
57. Le Gouvernement soutient également que le grief tiré de l’article 3 de la Convention a été introduit prématurément au motif que la procédure pénale engagée contre M. Slavov serait toujours pendante devant les juridictions internes. La Cour n’aperçoit aucun lien direct entre la procédure pénale à laquelle le Gouvernement fait référence et le grief soulevé par les requérants : la procédure en question a pour finalité non pas d’établir si les agents de l’État ont respecté l’intégrité physique ou la dignité des requérants, mais de rechercher si M. Slavov est coupable des infractions pénales qu’on lui reproche (paragraphes 28 et 36 ci-dessus).
58. À supposer même que les autorités envisagent l’abandon ultérieur des poursuites pénales, ce qui donnerait à M. Slavov la possibilité d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour rappelle qu’une telle action ne permettrait pas de faire constater une violation du droit de ce requérant de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants lors d’une opération policière conduite à son domicile (Gutsanovi, précité, § 96). Au vu de ces arguments, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de l’avoir saisie avant la fin de la procédure pénale menée contre M. Slavov. Partant, le présent grief n’est pas prématuré et il convient de rejeter l’exception du Gouvernement formulée à cet égard.
59. Le Gouvernement conteste enfin la qualité de victime des requérants, soutenant qu’ils n’ont pas été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. La Cour estime qu’il s’agit d’une exception qu’il convient de joindre à l’examen du fond du grief tiré de l’article 3.
Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
60. Les requérants soutiennent que la façon dont l’opération policière s’est déroulée à leur domicile est incompatible avec l’article 3 de la Convention. D’après les requérants, le 31 mars 2010, avant l’aube, un groupe de policiers cagoulés et lourdement armés a pénétré par effraction dans leur maison, et ce, d’après eux, sans autorisation préalable. Les agents spéciaux auraient braqué leurs armes sur M. Slavov, l’auraient immobilisé sur le sol et menotté puis l’auraient emmené à l’extérieur de la maison où il aurait été filmé à deux reprises. Mme Nenkova et ses deux fils auraient été présents dans la maison familiale lors de l’opération policière, et ils auraient été fortement marqués par les événements et par le traitement réservé à leur époux et père.
61. Les requérants estiment en outre qu’ils sont des gens respectables et bien connus dans leur ville, et que rien ne justifiait de planifier et d’exécuter l’opération policière de cette façon. Ils n’auraient pas d’antécédents judiciaires et il n’y aurait eu aucune raison de s’attendre de leur part à une résistance aux forces de l’ordre. La perquisition de leur domicile n’aurait pas pu relever d’une mesure d’instruction urgente fondée sur l’article 161, alinéa 2, du CPP. D’après les requérants, tous ces éléments dénotent une véritable intention de les intimider, de porter atteinte à leur dignité et de susciter chez eux un sentiment d’impuissance face aux agissements des forces de l’ordre.
62. L’action des policiers aurait ainsi eu un impact psychologique néfaste sur les requérants. En particulier, Mme Nenkova et ses deux fils mineurs auraient été soumis à une pression psychologique considérable, dont les effets auraient été attestés par leur médecin de famille et par un pédopsychiatre. M. Slavov, qui serait un homme d’affaires respecté, aurait été victime d’une arrestation brutale et médiatisée, qui se serait inscrite, avec d’autres arrestations médiatisées, dans une campagne de propagande menée par le gouvernement en exercice à l’époque des faits. Les effets psychologiques des traitements dénoncés auraient été suffisamment sévères pour dépasser le seuil requis par l’article 3 et relever de traitements dégradants.
b) Le Gouvernement
63. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. En premier lieu, il conteste l’allégation de Mme Nenkova selon laquelle elle-même et ses deux fils étaient présents dans la maison familiale au cours de l’opération litigieuse. Il affirme qu’à cette époque, ils se trouvaient tous les trois à l’étranger. Il présente à l’appui de sa thèse une lettre de la direction régionale du ministère de l’Intérieur contenant un relevé des passages enregistrés de Mme Nenkova et de ses deux fils mineurs par les points d’entrée et de sortie du territoire national entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2010. La vérification dans le système automatisé du ministère aurait révélé que Daniel et Plamen avaient quitté le pays à trois reprises en 2010 : le 10 janvier, le 31 octobre et le 21 décembre. Concernant Mme Nenkova, le système aurait enregistré une entrée en Bulgarie le 10 janvier 2010, et deux sorties du territoire, le 14 janvier et le 21 décembre 2010. La lettre en question mentionnait que, depuis la date d’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, à savoir le 1er janvier 2007, le contrôle des sorties du territoire national et des entrées dans celui-ci des citoyens bulgares était effectué selon le principe « appréciation du risque ». Par conséquent, les données contenues dans le système informatique automatisé du ministère relativement aux voyages des citoyens bulgares à l’étranger depuis cette même date auraient été incomplètes.
64. Le Gouvernement indique ensuite que l’opération policière dénoncée par les requérants avait fait l’objet d’un plan d’intervention préalablement élaboré par la direction régionale du ministère de l’Intérieur et approuvé par le parquet régional. Ce serait en vertu de ce plan que les agents du service de lutte contre le crime organisé du ministère de l’Intérieur étaient entrés dans le logement des requérants le matin du 31 mars 2010. Les enquêteurs et les agents du ministère de l’Intérieur auraient procédé à l’arrestation de M. Daniel Slavov et à la perquisition de la maison familiale des requérants. Le plan en cause, dont le Gouvernement présente une copie, mentionnait que M. Slavov possédait une arme à feu et il enjoignait aux agents impliqués dans l’opération de respecter les règles de la législation interne durant l’intervention.
65. Le Gouvernement admet ensuite que ces mesures ont inévitablement eu un impact sur la sphère privée de M. Slavov. Cependant, à ses yeux, les effets psychologiques de l’opération policière ne sont pas allés au-delà du seuil minimum de gravité requis pour que les agissements des policiers puissent être considérés comme des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention.
66. À cet égard, le Gouvernement est convaincu que l’intervention policière a été effectuée de manière précise et avec toute l’attention requise pour préserver la dignité des personnes concernées. La contrainte employée par les agents du ministère aurait été strictement proportionnée et n’aurait pas dépassé ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif de l’opération, à savoir l’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis des infractions pénales. Par ailleurs, les requérants n’auraient pas démontré, à l’aide de preuves convaincantes et suffisantes, avoir été blessés au cours de l’intervention policière à leur domicile ou avoir été psychologiquement affectés par les agissements des agents du ministère de l’Intérieur.
2. Appréciation de la Cour
67. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence : elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé un traitement « inhumain » notamment parce qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques et morales. Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). Elle rappelle en outre que la souffrance psychologique peut résulter d’une situation où des agents de l’État créent délibérément chez les victimes un sentiment de peur en les menaçant de mort ou de maltraitances (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 80, 11 octobre 2011).
68. L’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer blessure ou dommage, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997‑VIII). La Cour tient à rappeler en particulier que tout recours à la force physique par les agents de l’État à l’encontre d’une personne qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de celle-ci rabaisse sa dignité humaine et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 (Rachwalski et Ferenc c. Pologne, no 47709/99, § 59, 28 juillet 2009). Ce critère de stricte proportionnalité a également été appliqué par la Cour dans des situations où les personnes concernées se trouvaient déjà sous le contrôle des forces de l’ordre (voir, entre autres Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Rehbock, précité, §§ 68-78, et Milan c. France, no 7549/03, §§ 52‑65, 24 janvier 2008).
69. La Cour rappelle enfin que les allégations de mauvais traitements, contraires à l’article 3 de la Convention, doivent être étayées devant elle par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).
70. La Cour constate que, dans la présente affaire, les faits relatifs à l’opération policière conduite au domicile des requérants n’ont fait l’objet d’aucun examen de la part des juridictions internes. Elle rappelle que, lorsqu’elle a été confrontée à des situations similaires, elle a procédé à sa propre appréciation des faits tout en respectant les règles fixées par sa jurisprudence à cet effet (voir, à titre d’exemple, Sashov et autres c. Bulgarie, no 14383/03, § 48, 7 janvier 2010).
71. En l’espèce, la Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’intervention policière au domicile des requérants a été effectuée très tôt le matin, le 31 mars 2010, par des agents spéciaux du ministère de l’Intérieur qui étaient masqués et armés. Ceux-ci ont immobilisé de force et menotté M. Daniel Slavov. Peu après, ce requérant a été emmené à l’extérieur de la maison, allongé face contre le sol et filmé par un caméraman. L’enregistrement a été transmis aux médias, qui l’ont utilisé à plusieurs reprises, en partie ou dans sa totalité, dans leurs publications et reportages sur l’opération « Méduses » (paragraphes 12, 14, 15 et 37 ci‑dessus).
72. En revanche, les parties sont en désaccord en ce qui concerne la présence des trois autres requérants au domicile familial lors de l’opération policière du 31 mars 2010. Le Gouvernement allègue que Mme Nenkova et ses deux fils mineurs étaient à l’étranger, tandis que la partie requérante soutient que l’épouse de M. Slavov et leurs deux enfants mineurs se trouvaient dans la maison ce jour-là (paragraphes 60 in fine et 63 ci-dessus).
73. La Cour observe que le Gouvernement a présenté une lettre émanant du ministère de l’Intérieur et attestant, entre autres, que les enfants Daniel et Plamen étaient sortis du pays les 10 janvier, 31 octobre et 21 décembre 2010, et que leur mère, Mme Nenkova, était entrée en Bulgarie le 10 janvier 2010 et en était sortie les 14 janvier et 21 décembre 2010. Le Gouvernement en déduit que les enfants et l’épouse de M. Slavov ne se trouvaient pas dans la maison familiale à Varna le matin du 31 mars 2010, lorsque les policiers ont arrêté leur ép